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SOCIÉTÉ AMÉRICAINE
COULOMMIERS Imprimerie Paul Brodaro.
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SOCIETE AMERICAINE
MŒURS ET CARACTERE
LA FAMILLE — RÔLE DE LA FEMME
ÉCOLES ET UNIVERSITÉS
M. DUGARD
DEUXIEME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C'
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1896
Itroils lie Ira.lwni.m et de reproduelion réservés.
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LA
SOCIÉTÉ AMÉRICAINE
CHAPITRE I
LA TRAVERSÉE
24 juin 1893.
Le cap Land's-End disparaît à l'horizon ; ce n'est plus qu'une masse grise noyée de vapeurs, et, debout à l'arrière sous la fraîcheur du soir, les passagers s'attardent à suivre dans la brume l'effa- cement de ses contours. Et c'est un grand silence. On n'entend que le battement d'ailes d'un vol de mouettes, le rythme monotone de l'hélice et le bruissement des vagues froissées le long du bord. Point de conversations : on se connaît encore trop peu; mais discrètement on s'observe et déjà l'on se groupe par nationalités : ici, de lourds Alle- mands, là des Belges et des Hollandais aux longs corps osseux, insignifiants de bonhomie, et, en
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2 LA SOCIÉTÉ AMÉRICALNE.
avant, une foule qui attire par l'éveil d'impressions complexes où le déjà vu se mêle au nouveau cl à l'original, les femmes minces sous l'épaisseur du manteau de voyage à carreaux beiges, les cheveux blonds roulés sur la nuque, les hommes grands et vigoureux, la prunelle bleu d'acier sous des sourcils volontaires; et à les voir ainsi, tous sobres de gestes, avec un air de possession de soi, de res- pectabilité, de confort, sur leurs steamer- chairs un amoncellement de châles, de pelisses et de four- rures, au premier regard on les croirait Anglais; mais à un examen plus attentif, des dissemblances, vagues d'abord, s'accusent et se précisent; c'est chez les femmes une beauté distinguée, une blan- cheur mate très douce, une allure aisée sans rien de brusque ou d'anguleux, certaines recherches de toilette qui trahissent un souci de l'élégance et de l'harmonie des couleurs et, dans la taille longue, le profd accentué d'une pâleur de lis, les yeux bleuâtres où l'on sent une énergie virile, un charme étrange de souplesse et de force, comme une grâce de fleur sans la fragilité; chez les hommes, la large carrure anglo-saxonne s'est amincie, l'attitude est moins raide que celle de l'Anglais et la physio- nomie, plus ouverte malgré l'éclair froid du regard, promet un abord plus facile et plus sympathique. Ce sont des Américains.
Le cap Land's-End est entré dans la nuit; le vent s'élève. Pas d'étoiles, mais là-haut sur nos têtes,
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des nuages qui s'amassent en tournoyant; les vagues frappent les flancs du navire avec un cla- quement de colère; la machine souffle et gronde comme une bete puissante qui sent venir la lutte, et l'ombre descend sur nous avec une inquiétude. Les mouettes nous ont quittés...
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30 juin.
Tempête depuis plusieurs jours; des rafales, des tourbillons de pluie et, sous les nuées lourdes, avec un bruit rauque, des vagues qui déferlent; les unes, jaillissant soudain, se dressent comme une montagne, la crête blanche, hérissée, et, se tordant sur leur base liquide, s'écroulent tout à coup dans des éclabousséments ; les autres, s'enflant du large, refoulant les flots devant elles, s'élèvent, s'allongent, roulant à l'infini leur dos écumeux, et viennent en une poussée formidable s'engloutir en des coulées sans fond où leurs houles se brisent, se mêlent et se reforment, et l'Océan n'est plus qu'une plaine navrée, labourée d'abîmes. On n'avance pas dans ces vagues mauvaises. Le navire gémit, comme lassé de l'effort; cédant au roulis, il penche à droite, à gauche, ou plonge à l'avant les mâts dans les lames, tandis qu'à l'arrière l'hélice hors de l'eau bat le vide, affolée, et, coupant
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les vagues de ses tranchants de fer, retombe avec éclat dans des fracas d'écume.
Les journées sont lentes devant le ciel humide et l'immensité morne. On reste sur le pont, étendu sous une toile trempée d'où la pluie coule en minces filets, suivant des heures entières les taches noires que les têtes des marsouins, nageant autour du navire, mettent çà et là dans le glauque des lames, immobile, enveloppé d'un brouillard d'eau ; et dans celte inertie grise et mouillée, il semble que l'être, déjà diminué par des jours sans pensers et des nuits sans sommeil, se fond et se dissout comme ces nuées pâlies qui s'écoulent là-haut en des mil- liers de gouttes.... C'est une sensation intolérable, même à la lourde patience des Allemands et des Hollandais. Je les vois essayer d'agir, de marcher sur le pont ruisselant et, aveuglés de vent et d'eau, exprimer leur ennui en gestes irrités. — Seuls les Américains restent calmes, impassibles à l'orage, paraissant même en jouir. Ce sont bien les fils de cette forte race anglo saxonne aguerrie aux inh m- péries et y goûtant une âpre volupté; dès le matin, ils montent sur le pont lavé de pluie; l'écume leur cingle la face, les coups de mer les rejettent vio- lemment sur les bastingages : pas une plainte. L'un d'eux qui a fait la traversée cent quarante-huit fois, nous dit, avec un ton diinsouciance, que jamais il n'a vu la mer si démontée au mois de juin, et une Américaine dont le vent arrache le manteau et
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les fourrures me fait observer avec un sourire de satisfaction que cet air de tempête est très hygié- nique : Very healthy after ail, dori't y ou think so?
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2 juillet.
Ce matin, le soleil s'est levé radieux sur un ciel éclairci d'orages et une mer calmée, n'ayant gardé de la tourmente qu'un léger frémissement qui fait onduler les vagues et des nuages épars qui flottent sur l'azur en claires vapeurs blanches ; et c'est un apaisement, une splendeur dorée dans l'air et sur les eaux, et par un vent léger qui fait enfler les voiles nous avançons rapides, en une gloire de lumière.
A bord, c'est comme une résurrection, une gaîté de vie nouvelle ; mais la plupart des passa- gers, surtout les Américains, semblent ne rien éprouver hors la joie physique de revoir le soleil et d'agir. Ils arpentent le pont, faisant deux ou trois milles avant chaque repas avec une régularité d'hygiène, engagent avec les catholiques allemands de vives controverses sur l'autorité des Papes et le dogme de l'infaillibilité, tandis que les jeunes filles parcourent des livres et des revues, frappent des valses au piano ou, groupées à l'écart, loin des pro- meneurs, jouent aux palets avec les jeunes hommes,
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cl, aux coups maladroits, ce sont des fusées de rires.
Une hirondelle vole dans la mâture, ses ailes se découpant fines entre les cordages; au loin, des montagnes de glace descendent splendides, la base transparente azurée du reflet des vagues, le sommet neigeux baigné de soleil, et, de l'horizon, elles font une fraîcheur et une clarté...
Neuf heures. — La mer est bleue, d'un bleu pro- fond, presque uni et rosé à l'occident; un trois- mûts passe près de nous, ses voiles déployées gon- flées au vent du large; les marins se saluent de l'un à l'autre bord, et longtemps nous suivons des yeux sa silhouette se profilant blanche sur les rougeurs du soir.... Maintenant c'est le crépuscule ; le ciel s'efface, l'eau bleue s'éteint, et la nuit des- cend légère, étendant sur le vide une ombre trans- parente où les rayons du jour ont laissé leurs reflets. Et voici que, dans l'ombre épandue, des phosphorescences s'allument; jaillissant autour du navire, aux volutes qu'il soulève, elles roulent leurs clartés d'or dans le ruissellement nacré des vagues et s'écoulent en une fluidité paie qui argenté l'écume, tandis que d'autres, s'éteignant et brillant tour i\ tour, palpitent au loin sur le sombre des flots qu'elles traversent d'un frisson lumineux, et nous glissons en une blancheur sur l'obscurité limpide, comme éclairée de fuyantes étoiles.... V Savcz-vous que ce ne sont que des mollusques,
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une sorte de jelly-fîsh dont le corps a la propriété de dégager des phosphores au contact de l'air atmosphérique? » demande près de moi une forte voix nasale. — C'est mon nouvel ami, un médecin américain dont j'ai fait la connaissance ce matin même, qui est venu s'accouder au bastingage, et, dans le silence de la nuit enchantée, il me fait une dissertation sur les poissons gélatineux.
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3 juillet.
Cette société américaine est vraiment singulière. Supposez des gens condamnés pendant quelques jours à l'inaction de la vie de bord et à ses promis- cuités importunes; vous les imaginerez, selon toutes vraisemblances, vivant à l'écart, les femmes au salon, brodant ou lisant des romans, les hommes dans la smoking-room, causant ou jouant au whist, en prenant de la bière sous un nuage de fumée. C'est ce que font la plupart des passagers, Alle- mands, Belges, Hollandais. — Tout autres sont les Américains. Loin de ne vivre qu'entre eux, de se protéger contre les avances étrangères par une politesse circonspecte, de ne paraître au salon que le soir, avec des compliments aux lèvres et des bâillements dissimulés, en hommes du monde qui savent s'ennuyer avec courtoisie, ils sont affables
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avec tous, traitent chacun en ('-gai, recherchent la société féminine, surtout la jeune fille, et celle-ci, de son côté, au lieu de ne parler que modes et romans, cause littérature, science, politique, économie so- ciale, avec une libre aisance, un esprit souple, élargi par l'étude et de nombreux voyages. Ils paraissent se plaire à sa conversation; il semble que la distinction établie d'ordinaire entre la femme savante et l'être sans étude ou, comme disent quelques-uns, entre la « Femme- Art » et la « Femme-Nature », Tune inquiétante de science et parfois de névrose, l'autre simple, saine et capti- vante par son ignorance môme, qui laisse intacts son illogisme et sa fragilité, leur soit inconnue et qu'à leurs yeux la femme puisse avoir une haute culture intellectuelle sans perdre de sa grâce et cesser d'être femme.
Plus je les observe, plus je les sens différents de nous. Je note çà et là quelques physionomies. — Mrs. B..., agréable encore malgré ses cheveux gris et ses quarante ans ; mise très simple et comme effacée auprès de ses filles, deux beauties qui doivent avoir des succès dans les salons de New York. En apparence, ce n'est qu'une femme d'intérieur, préoccupée uniquement des siens et de leur con- fort. En causant avec elle, on lui découvre un esprit distingué; elle a lu Kant, Darwin, Stuart Mill, tous nos classiques; ce matin, à sept heures, je l'ai trouvée, sur le pont, discutant avec un prêtre
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canadien, en protestante à qui l'exégèse est fami- lière, avec des citations de saint Paul et des Pères, des arguments logiques, comme l'aurait fait un homme. — Miss L..., dix-huit ans, d'une beauté blonde, aristocratique; elle lit dans le texte des écrivains allemands et étudie l'économie sociale to ivork among the poor. — Miss Jane, une enfant grande et fine, avec un petit air cavalier et déjà presque femme, un singuliermélange de réserve et de hardiesse; très cosmopolite d'ailleurs, vivant sur les chemins de l'Europe, toujours en voyage; elle n'a que quinze ans et a déjà fait dix-sept traversées. — Deux jeunes filles professeurs ; point jolies mais vives et aimables ; elles parlent l'allemand et le fran- çais, entendent le latin et un peu le grec. Elles reviennent d'Italie et de Suisse où elles ont voyagé seules. — « Dans trois ans, me disent-elles, nous « ferons » le nord de l'Europe, l'Angleterre, l'Alle- magne, la Suède et peut-être la Russie. » Elles en parlent d'un ton décidé et tranquille : voyager seules leur paraît chose très naturelle. Etales voir toutes, minces, coiffées d'une toque de drap, les mains gantées à demi enfoncées dans les poches de leur redingote, arpenter le pont d'un pas résolu avec les jeunes hommes, on devine en elles, sous leur faiblesse apparente, des créatures d'action à qui nos conventions étroites ne sauraient s'appliquer, des volontés énergiques faites pour l'indépendance. — Un « gradué » de Harvard qui revient, lui aussi, de
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son tour d'Europe; vingt-quatre ans, solide, bien découplé, avec un regard de décision où flotle encore une candeur; très empressé auprès des jeunes fdles, mais ne paraissant voir en elles que des camarades. — Le docteur S..., médecin dune petite ville au bord du lac Ontario ; esprit cosmo- polite, aimant Wordsworth et Manzoni, Goethe et Garlyle, Spencer et Renan; avec cela, protestant convaincu, citant la Bible et ne voyant rien au- dessus de l'Amérique. Détail caractéristique : il traite sa femme et ses filles en reines. — Tous ont d'ailleurs pour les femmes une politesse excessive et d'une nuance particulière : nulle galanterie, mais un respect profond, une attention continue à se rendre utile et à leur plaire, comme si dans leur pensée la fonction naturelle de l'homme était de servir la femme. Ils semblent voir en elle un être supérieur.
Nous causons. En un anglais nasal, avec des / guess et des grand, épithète favorite qu'ils ap- pliquent à toutes choses, ils me parlent de la vie américaine. C'est une autre existence, une autre façon de juger et de sentir. Ils me décrivent, dans des cités populeuses construites en quelques ;nni('( s dans le Far- West encore sauvage, aux territoires immenses où tiendrait une partie de l'Europe et où des milliers d'immigrants se répandent avec leurs familles posant dans lo désert les jalons de la civi- lisation, des mœurs indépendantes, une existence
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libre et forte, une lutte gigantesque contre la na- ture, une chasse aux affaires où il faut guetter, varier la piste, être toujours à l'affût, chasse mer- veilleuse qui prend dans leurs discours des pro- portions grandioses, qu'ils décrivent l'œil brillant comme celui d'un lutteur disant un beau combat; une vie toute de mouvement, où l'homme ambi- tieux, tourmenté du besoin de parvenir, se lance dans l'action, avec une sorte de fièvre, changeant vingt fois de carrière, cumulant les métiers et les entreprises, s'occupant, entre deux affaires, d'éduca- tion, de politique, de questions sociales, et, enrichi, travaille encore, non pour la joie vulgaire d'en- tasser des dollars — il les prodigue volontiers par millions au luxe des siens, ou à une œuvre d'intérêt public, — mais pour dépenser toute sa force, s'éle- ver toujours plus haut, aller en avant; une société où les femmes, protégées par la loi, entourées de respect, jouissant de toutes les indépendances, sont reines, et plus encore : « Elles sont nos déesses », goddesses, me dit l'un d'eux; un peuple où l'instruc- tion est largement répandue et où l'on a foi en son influence morale; une nation qui reçoit les éléments les plus disparates et les plus affaiblis de l'Europe, les vivifie et se les assimile; un monde jeune enfin, où s'élabore une civihsation nouvelle plus forte et plus saine que les nôtres, fondée sur l'action et sur l'indépendance. Et pendant que dans nos promenades sur le pont, qu'ils parcourent
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d'un pas ferme, en leur anglais accentué forte- ment et coupé d'abréviations rapides, ils me disent la vie américaine, le navire, un moment arrôté par les sables et les brouillards de Terre-Neuve, accé- lère sa marche; le pilote, un marin de New- York à physionomie décidée, qui nous a attendus une semaine au large, dans la tempête, pour devancer ses concurrents, assure que nous arriverons de- main; dt\jà, laissant à droite les rivages de la Nou- velle-Ecosse, nous distinguons les hauteurs enso- leillées du cap Cod, et, à mesure que nous appro- chons de la terre, l'air se fait plus transparent, la lumière plus intense, et la brise nous apporte, avec des senteurs plus vives, je ne sais quel souffle vigoureux de jeunesse et de liberté.
CHAPITRE II
DE NEW YORK A CHICAGO
New-York, 4 juillet.
Dès l'arrivée on se sent dans un autre monde. Une baie qui contiendrait, avec les rades de France, tous les bassins d'Anvers et les docks de la Tamise, des presqu'îles qui semblent des continents, deux embouchures de fleuves larges comme des bras de mer, d'énormes bateaux-bacs qui vont et re- viennent de l'une à l'autre rive, creusant dans l'eau flamboyante des remous sinueux où la lumière tombante s'éparpille et saute avec les yachts et les canots pavoises du drapeau étoile des Etats-Unis et d'étendards bleus, rouges, oranges, déroulant au vent leurs plis multicolores; au loin, sur la découpure des côtes, à perte de vue, des étage- ments de verdures, des villas, des quais, des forêts de mâts, et au-dessus le soleil, un grand soleil qui
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met un halo à la statue de la Liberté et élargit tou l'horizon de son rayonnement....
On débarque dans la ville basse, et longtemps, au milieu de foules tumultueuses dont on ne dis- tingue au crépuscule, maintenant descendu, que lagitation continuelle, des tramways qui passent rapides et débordants, avec un sifflement d'acier, on va par des rues droites, régulières, s'allongeant entre des constructions de dix et quinze étages et des alignements de maisons de briques, toutes pareilles, monotones, interminables. — Enfin, près de Union Square, voici l'hôtel, block de pierre massif et d'aspect confortable, avec des échelles de fer descendant de balcon en balcon pour fuir en cas d'incendie. Dans le vaste hall ruisselant de lumières électriques, une douzaine de nègres en habit noir et cravate blanche vous entourent, empressés, et à peine a-t-on aperçu les galeries somptueuses, les salons aux sièges profonds et bas, les tables chargées de verreries et de fleurs, qu'«n est installé dans sa chambre, grande pièce nue, avec une large fenêtre, un tapis blanc et un bassin de marbre où l'eau coule abondante; un nègre vous apporte des glaces, et l'on s'étend sur un rocking-chair, avec une joie de solitude et de fraîcheur, près dos rideaux de neige où monte encore aflaiblie la grande rumeur de la ville amé- ricaine.
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5 juillet.
Ce matin, au réveil, un petit nègre est venu m'ofTrir, plié sur un plateau d'argent, le plan de la ville de New York — un long damier de rues numé- rotées, parallèles, coupées à angle droit par des avenues marquées d'un trait rouge. Il était bizarre, ce négrillon : un corps grêle de jeune singe, une face ronde d'ébène luisant où les prunelles mobiles, les dents blanches découvertes en un sourire lippu mettaient une expression comique, et avec cela un essai de dignité, une certaine hauteur d'importance. C'est un air qu'ils ont tous dans cet hôtel, depuis le portefaix qui monte les bagages jusqu'au cireur de bottes. A l'entrée du couloir, une vieille mulâtresse en robe rose, coiffée du bonnet de mousseline des servantes anglaises, les mains croisées sur son tablier à bavette, se tient la disposition des voyageurs. Une étrangère vient de l'appeler, la priant de monter un petit sac. La femme de chambre s'est dressée comme sous une injure : « Missus, cela ne rentre pas dans mon ser- vice, it is not my business, faites appeler un por- teur ». Et, droite dans sa robe de percale rose, la vieille mulâtresse s'est éloignée avec une allure de reine.
— Sept heures et demie; un bruit de gong empHt
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de ses«l;iiiH 11 rs les galeries de rhôtel : c'est le signal du déjeuner. Dans la salle à manger spacieuse, parlumée d'une senteur de bananes, pendant que de grands nègres vous éventent d'un geste lent, spectacle de la précipitation des Américains : ils entrent rapides, lancent aux garçons des ordres précis, déploient des journaux de seize pages qu'ils parcourent en absorbant des fruits et des verres d'eau glacée, puis ils déjeunent, dépêchant en quelques secondes Voai-meal^ sorte de bouillie d'avoine, le roastbeef, les légumes, le thé, tout le repas copieux, préliminaire indispensable de la journée de travail, et courent au dehors, insensibles à la chaleur qui malgré l'heure matinale fait monter le mercure à quarante degrés.
6 juillet
Promenades dans New York ces deux jours. Quelle vie! quel mouvement! L'agitation de nos boulevards paraîtrait calme et morne à côté de celle-ci. — Qu'on se figure de longues avenues sans arbres, bordées de façades de dix et vingt étages, blanches ou entièrement rouges, couvertes d'affi- ches voyantes qui vous entrent malgré vous dans les yeux; au milieu, sur le pavé noir, une ou plusieurs lignes de cable-cars, se suivant de minute en minute toujours débordants, et parfois, au-dessus, un
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chemin de fer aérien passant sur des rails à jour; des camions, des bogheys, des cabs, attelés de chevaux robustes lancés à toute vitesse, et, par les larges trottoirs des foules affairées courant à leurs rendez-vous, tandis que des hommes vigoureux déchargent aux portes des blocs de glace qu'ils traînent rapidement avec des crochets de fer, et que des boys agiles, une liasse de journaux sous le bras, bondissent dans les tramways en marche, s'abattant de tous côtés comme une nuée de saute- relles, avec un continuel : « Morning pape'i\ Sir! Evening paperf » nasillard et perçant qui jette une note aiguë dans le bruit général.
Aux premières heures, on ne voit rien. On va les nerfs tendus dans un étourdissement. Peu à peu, on s'accoutume à ces impressions nouvelles, on cesse de se préoccuper uniquement de compter les blocks pour reconnaître sa route, d'éviter les tramways qui fondent sur vous inattendus, et l'on observe les foules qui vous coudoient. — Ce qui frappe tout d'abord en elles, c'est qu'il y a dans leur agitation quelque chose de contenu, je dirais de calme si les deux idées ne s'excluaient. Point de gesticulations ni de paroles bruyantes ; point d'apostrophes, même entre conducteurs. Un encom. brement survient : ils arrêtent leurs chevaux, attendent le dégagement et repartent en silence. U semble que pour tous l'énergie et le temps soienf choses trop précieuses pour être gaspillées en
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paroles vaines, en mouvements inutiles. Cependant, malgré leur précipitation, ils sont aimables ; volon- tiers ils s'attardent pour vous indiquer le chemin, et presque tous, môme les gens du peuple, s'arrê- tent pour céder le pas à une femme.
J'ai laissé échapper cette expression u gens du peuple »; à en juger par les apparences, elle ne doit pas avoir ici l'acception que nous lui donnons en Europe, car ceux qu'elle désigne n'ont ni le môme costume, ni les mêmes allures. En vain je cherche parmi eux les traces de la vulgarité, de l'affaisse- ment de l'être voué aux besognes serviles, les lignes, les attitudes qui impriment à la physionomie et au corps le sceau et comme la dépression du métier : je ne vois que des hommes à la démarche libre, portant haut la tête, avec cette expression virile et franche de l'être dont la nature et les énergies n'ont été ni comprimées ni faussées; leur mise est généralement correcte, élégante même; on voit ici, moins qu'ailleurs, les vêtements luisants, usés aux coudes, la misère débraillée ou décente de l'ouvrier ou du petit fonctionnaire, et ceux dont le costume atteste la pauvreté, les boys criant les jour- naux pieds nus dans la boue, à peine vêtus d'une chemise et d'une culotte attachée de fragments de bretelles et de cordes, conservent dans le regard une certaine hauteur d'humanité déchue, non avilie. Mais, sauf les femmes qui passent gracieuses et tran- quilles, avec leur taille souple et leurs grands yeux
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bleuâtres, tous ont une physionomie anxieuse, et, à les voir marcher rapides, économes de gestes et de mots, l'œil fixe comme si la pensée suivait obsti- nément un calcul, on a l'impression que les affaires sont leur préoccupation dominante. — D'ailleurs, écoutez-les parler, vous n'entendrez que le mot business; abordez-les, vous les trouverez tous busy^ et à l'accent qu'ils mettent sur le mot, on devine que la chose a pour eux une importance capitale. Hier j'entre dans un Office prendre un renseignement; tous les commis sont occupés; après une longue attente, je m'adresse à une employée qui cause avec un petit garçon : «. I am busy, dont y ou see? » me dit-elle, l'air sévère et scandalisé de l'interruption. Aujourd'hui je vais voir le Principal d'une grande école; on m'introduit dans son cabinet à l'heure de sa correspondance ; de la main, il m'indique un fauteuil et, sans une parole, sans un regard, il continue à écrire vingt minutes durant. Ensuite il vient à moi, empressé, aimable : « 1 was busy, » me dit-il, « andyou know, business first ».
Les affaires d'abord! Telle est, à en juger par l'extérieur, la devise de ce peuple. Tout semble organisé pour elles. Des rues droites qui, divisant la cité en une multitudes de petits rectangles, aboutissant à des avenues parallèles, facilitent les communications; des constructions énormes qui décuplent le commerce en le centralisant; des
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tramways à cûble et des chemins de fer aériens qui suppriment les distances; des ascenseurs, des télé- phones, des fils télégraphiques, des machines à écrire. Vous voulez lire, faire votre correspon- dance? Vous tournez une flèche sur un cadran en pressant une poignée et, immédiatement, un domes- tique vous apporte de l'encre, du papier, des jour- naux. Vous faites une emplette dans un magasin, inutile d'aller à la caisse : votre achat glisse avec l'argent sur un réseau de fils électriques tendus au-dessus des comptoirs et revient en quelques secondes enveloppé, avec la note et la monnaie. Et c'est ainsi partout une multitude de mécanismes ingénieux qui épargnent le temps et abrègent TelTort. Aussi les commerçants admirent beaucoup New York. Je vois plusieurs fabricants européens nouvellement débarqués : leur enthousiasme est intarissable : « J'ai fait plus de courses et de ventes en deux jours, qu'à Paris en une semaine, me disait l'un d'eux ce malin; New York est le paradis des gens d'affaires. »
Ce ne doit pas être celui des artistes. Le goût manque. Bien qu'il y ait çà et là des détails agréa- bles, dansla Cinquième Avenue et l'Avenue Madison, des palais de marbre et de pierre rose, des retraites délicieuses où flo! tent des verdures, dans Broadway, le centre du commerce, des étalages presque pari- siens, Tensemble, avec ses rues réguliiK s, tirées au cordeau, son pavé boueux et souvent défoncé,
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ses alignements de maisons de briques, monotones et banales comme certaines rues anglaises, ses blocks énormes écrasant tout de leur lourdeur, son Elevated Railroad qui court à la hauteur du premier étage, faisant la nuit et l'humidité sous ses entreco- lonnements, emplissant les avenues de son bruit et de son réseau de fer, est affligeant de laideur et de civilisation mercantile. — On me dit que New York, cité cosmopolite et tournée vers l'Europe, ne peut donner une idée juste des États-Unis, et que pour avoir un aperçu de la jeune et de la vieille Amérique, c'est dans le « grand Ouest » et l'Est qu'il faut aller. Voici précisément une annonce du New- York-Central-Railroad qui assure, en s'appuyant de poétiques citations d'Anthony Trollope et d'un ser- mon du docteur Talmage, « le grand théologien de Brooklyn », que le voyage de New York à Chicago par l'Hudson et le Niagara est le plus beau du monde et le chemin de fer du New York-Central le meilleur de l'Amérique. Prenons-le.
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7 juillet. En route.
Les bords de l'Hudson ont une beauté sereine, et au sortir de New York, en un train luxueux, dont la rapidité d'éclair, les salons aux fauteuils pro- fonds et aux larges baies, le restaurant où coulent le bordeaux et le Champagne, où des Américaines
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éh^ganles dînent avec des gentlemen la boutonnière fleurie, n'éveillent en l'imagination que des idées de civilisation opulente et fiévreuse, c'est presque un élonnemcnt que la vue reposée de ce fleuve, assoupi dans sa grandeur sauvage. A l'occident, des rochers abrupts dévalent dans des bouquets de verdure, des montagnes couvertes de bois som- bres, où des chalets épars, accrochés à leurs flancs, mettent çà et là des éclaircies, font descendre en pentes raides jusqu'à la rive leurs rangées de sapins, et le large fleuve, uni comme un lac, déroule au pied des forêts sa tranquillité bleue, à peine effleurée de quelques voiles qui passent comme des ailes.
Au loin, derrière l'es montagnes, le soleil se couche dans un air lumineux dont les transpa- rences, inconnues à l'Europe, reculent les profon- deurs de l'élher, variant à l'infini ses nuances; une vapeur de rouge incendié flotte sur un gris mat rayé de violet; à côté se creusent des trouées d'azur, bordées d'or fauve et de rose floconneux, et le fleuve qui coule toujours paisible emporte dans ses eaux toutes les couleurs du ciel....
Le couchant pûlit, tout s'eflace. Le train court dans les ténèbres à travers les plaines de FHudson cl du Saint-Laurent, course vertigineuse où, bercé en un roulis, on rêve du Niagara, d'aventures et d'Indiens, avec d'étranges réminiscences au cri des stations : Amsterdam! Rome! Syracuse! que la
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voix nasale des employés lance par moments dans la nuit.
A cinq heures du matin, dans l'aube grise, brusque réveil à Buffalo et changement de route pour le Niagara. On traverse un pont jeté sur un précipice non loin des cataractes et l'on s'arrête au bord du Saint-Laurent. — Le fleuve arrive im- mense, roulant lentement ses larges eaux lourdes au-dessus de l'abîme, puis, s'ouvrant en deux nappes lisses et en torrents tumultueux, s'écroule tout à coup avec une clameur de tonnerre dans un gouff're de rocs où il s'écoule en cascades écla- tantes sous des colonnes d'écume qui montent jus- qu'aux nuées.... Le spectacle est « grand », comme disent les Américains; cependant il laisse froid. Devant ces masses d'eau qui tombent mugissantes, on n'éprouve qu'une sensation d'écrasement et l'on s'éloigne déçu : on les avait imaginées autres, moins énormes et plus belles. C'est le désenchantement des choses trop longtemps rêvées.
On repart à travers les plaines du Canada et du Michigan. Pays plat, monotone; des villes toutes pareilles, en bois; la plupart ne sont que des commencements de villages, une poignée de mai- sons autour d'une gare; des terres infinies, des forêts dévastées dont les arbres abattus ou coupés à un mètre du sol, levant encore dans l'herbe leurs racines noueuses et leurs troncs vigou- reux, couverts d'écorces bleuâtres, épaisses, attes-
24 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
lent la force de cette jeune nature; et tout un jour, sous un soleil implacable, dans le train sur- chauffé où montent à chaque station des familles américaines très simples, d'aspect honnête et rude, déballant des provisions, allant puiser de l'eau glacée au réservoir dans des gobelets d'étain, tandis que les enfants courent entre les banquettes en mangeant des bananes, la puissante locomo- tive, vomissant des tourbillons de fumée noire, nous emporte à travers les plaines sans limites.... Soudain, dansla nuit, une vive lumière, comme un rayonnement d'électricité, de hautes constructions, des rumeurs qui courent dans l'air sec en vibra- lions stridentes : nous sommes à Chicago.
CHAPITRE III
CHICAGO
8 juillet.
Une course rapide, sous une clarté crue, en de longues avenues défoncées où notre cocher — un boy de quinze ans qui nous a offert de nous mener de la gare à l'hôtel pour un dollar — nous con- duit, excitant son cheval et faisant voler son boghey au-dessus des fondrières, un hôtel de bois près du lac Michigan dont les eaux ont le soir un éclat métallique, une nuit coupée des sifflements de rillinois Central Railroad qui passe au bord du lac avec des cris de fer, voilà les impressions de l'arrivée.
Ce matin, je descends dans la ville. — Vous êtes-vous arrêté quelquefois à l'entrée du pont de Londres, ou dans le Strand à l'heure où les bureaux ferment, et vous rappelez-vous, entre le défilé
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continu des omnibus, les multitudes d'employés et de workmen qui s'écoulaient des docks et des rues noires de la Cité, impatientes du home après la journée de travail? Eh bien, imaginez, si vous le pouvez, des foules cent fois plus pressées et plus nombreuses et vous aurez une faible idée de Chi- cago, surtout aux environs de Clark et d'Adam Streets. C'est le centre de l'américanisme, une agi- tation, un bruit indescriptibles. Parles rues droites, qui courent avec un pavé boueux et glissant et d'énormes façades tendues d'un côté à l'autre d'annonces et d'affiches qui projettent devant elles des ombres mouvantes, sous un air traversé des vapeurs du lac Michigan et de fumées grises qui tournoient, des chevaux passent, galopant, attelés à des voitures aux roues minces de tilbury qu^ semblent voler derrière eux, des files de tramways à câble réunis par des chaînes emportent dans un cliquetis de ferraille des centaines de voyageurs entassés, assis sur des genoux complaisants ou debout sur l'étroit marchepied en longues grappes pendantes, se succédant de seconde en seconde débordants et rapides, et des hlocksk quinze étages surgissent des milliers de gens d'affaires. Anglais, Allemands, Suédois, Américains, allant pêle-mêle, précipités, fiévreux, les coudes serrés au corps, masse compacte qui roule tumultueuse, jusqu'au barrage infranchissable des voilures qui arrivent en sens opposé et où elle se heurte ; alors un policeman
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lève la main, les cars reculent avec un grincement, les chevaux se cabrent, les jarrets tendus, frémis- sants sous les rênes, et la foule grossie par le mouvement du retard, excitée par les appels des conducteurs : En avant! Go aheadf go aheadf qui la cinglent comme un coup de fouet, reprend sa course impétueuse : hommes, voitures, chevaux, tout se presse, chacun veut arriver le premier, s'élance, se rue dans un paroxysme et ce n'est plus qu'un tourbillon d'êtres et de choses, une énorme poussée de vie qui donne un vertige.
On veut fuir. On se jette dans une rue de traverse, et voici qu'elle n'aboutit pas : entre des rangées de maisons de planches et des échoppes basses, elle se prolonge, interminable; on en essaie d'autres, d'autres encore, celles-ci avec des trottoirs de bois défoncés, pavées de troncs d'arbres à peine dégrossis; celles-là, ravinées de mares et bordées d'herbes sauvages; et toutes, le long d'habitations vulgaires où se balancent à l'étroit boiv-ivmdow des écriteaux de chambres à un demi-dollar ou à un quarter, de coins de champs où paissent des che- vaux et des vaches, de terrains vagues, de brous- sailles et de blocks isolés, se continuent dans la prairie, sans fin, jusqu'à l'horizon.
On revient sur ses pas dans le tumulte du centre et on se laisse entraîner par le flot, passivement, notant dans une demi-conscience des oppositions, des détails imprévus. Ici, de hautes vitrines où sont
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étalées des toilettes de Paris et, à côté, devant de petites boutiques, des statues d'Indiens coiffés de plumes, enluminés de rouge, de vert et de bleu criards et tenant, en manière d'enseigne, des paquets de crayons ou des boîtes de candy; là, une maison de six étages que l'on exhausse par la base en la soulevant à l'aide de crics et de poutres, une pharmacie où l'on vend des cigares, des timbres-poste, des limonades et des sodas, et un magasin incendié, à la fois sinistre et grotesque avec sa façade noircie couverte de dentelles blan- ches et de costumes roses se balançant à la fumée sous l'affiche reduced sale^ « vente à prix réduit » ; à un coin de rue, sur une estrade, voici un gen- tleman confortablement installé dans un fauteuil à pédales, lesjambes étendues, parcourant des jour- naux, tandis que deux nègres luisants et débraillés cirent vigoureusement ses bottes; plus loin, c'est un hôtel somptueux, avec un hall de marbre immense, véritable salle publique où, dans un continuel va-et-vient de foules, les Américains dic- tent leur correspondance à des jeunes filles dont les doigts nerveux courent sur le clavier de la machine à écrire, prompts comme la parole, tandis (pie quelques-uns, renversés sur leur rocking, les pieds à la hauteur de la tête, fument en causant affaires; ailleurs c'est un restaurant aux longues tables étroites, pareilles à des comptoirs où des mullitudes d'individus pressés absorbent le busi-
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ness-Iunch et un block de vingt étages, énorme, avec des centaines de bureaux, des milliers d'em- ployés et, à la porte, un perpétuel « rush » d'hommes d'affaires qui se précipitent dans les ascenseurs en jetant aux garçons de service des 7o/?/ Doivn! dont la brève saccade s'ajoute au grincement des machines montant et descendant dans leurs cages d'acier; — et, dans la foule, ce sont tous les con- trastes du cosmopolitisme, des rapprochements inattendus, des hommes-affiches promenant l'an- nonce d'un restaurant qui offre pour un quarter « le meilleur repas du monde » et des écriteaux où on lit, en gros caractères, un verset de la Bible et Corne to Jésus; des Yankees nerveux et alertes, de maigres Irlandais, de pâles Suédois, des Mexi- cains, des Canadiens, des Espagnols, des Célestes, des Noirs, une mêlée de tous les peuples d'Afrique et d'Europe, d'Amérique et d'Asie.
Au soir, je monte dans un tramway à câble où je trouve difficilement place sur le marchepied entre des petites filles américaines en robe de mous- seline, élégantes et jolies qui, sous la surveillance libérale de leur mère, dévorent des sacs de pop- corn 1 qu'elles ont achetés à des boys courant dans la boue autour des cars, un Chinois en tunique de soie bleue très préoccupé de sa natte, tiraillée dans la presse, trois Allemands, un nègre, un Japo-
4. Blé grillé avec du sucre.
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nais, et, après une course hâtive dans une avenue de quinze kilomètres de longueur, aveuglante de lumières électriques, je rentre avec des sensations confuses, l'impression de quelque chose d'inachevé et d'immense, sensations qui sans doute s'ordon- neront plus tard, les seules peut-être que puisse donner au premier jour cette ville extraordinaire élevée en vingt ans sur des ruines incendiées, au milieu de marécages où ne passaient naguère que les tribus d'Indiens descendant de la région des Grands Lacs à la vallée du Mississipi, aujourd'hui deux fois plus étendue que Paris et que Londres et peuplée de plus d'un million d'hommes de toutes les races et de toutes les nations.
15 juillet.
Cette ville est étrange. Plus on la voit, plus les contrastes, qui partout ailleurs s'atténuent et s'har- monisent à un plus long séjour, s'accusent avec force et plus les impressions se font incohérentes.
Parfois, dans les quartiers excentriques, on se croirait en une ville du Kent ou du Ilampshire; des rangées de maisons construites sur le même modèle s'alignent dans la rue déserte, uniformes et paisibles, avec leur bow-window drapé de gui- pure blanche et leur carré de gazon frais enclos
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d'une barrière ; c'est bien la retraite intime et loin du bruit, le home isolé où s'abritent la famille et la liberté anglaises. — Soudain la porte s'ouvre et vous voyez paraître la maîtresse de maison, une Allemande aux yeux de faïence clairs et vides, et, au tournant de la rue, vous apercevez des échoppes de planches avec l'écriteau raide des blanchisseurs chinois, Family Laundry , peint de monosyllabes bizarres : Woo Lee, Sin Fong, Kan Sai, Sam Sing... Mêmes réminiscences le dimanche; les magasins sont fermés, et, à regarder sous les vapeurs du Lac qui voilent la cité d'une légère brume, les familles allant au Temple, suivies de nombreux enfants, le père en avant, rasé de frais, plastron éblouis- sant et gants paille, les filles en toilettes blanches, avec leur Bible et leur Prayer-book, on se croirait transporté en Angleterre ; on revoit les dimanches tranquilles et gris, les chapelles où les pasteurs dissidents répandent leur âme en prières et en sermons passionnés, les petites salles basses où, dans un jour indécis, l'Armée du Salut provoque des confessions coupées de sanglots et d'Hosannas, les antiques cathédrales emplies du chœur des orgues et des chants de David, et, l'imagination émue de souvenirs mystiques, des beautés solen- nelles de la liturgie anglaise, on entre dans une Église. — C'est une sorte de salle de conférences avec tapis rouge et plate-forme; un public choisi prend place sur les sièges capitonnés ; deux ladies
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et deux gentlemen exécutent un quatuor, et un Mon- sieur en redingote fait un discours philosophique sur la tolérance; ce sont des Unitaires. On va ail- leurs, dans l'Église épiscopale de culte presque anglican. — Petite chapelle de bois pleine de foules, trop étroite, étouffée; fidèles, prêtres, enfants de chœur, tout le monde s'évente; maîtrise pauvre, sermon solide; le pasteur, homme à figure éner- gique, toute de commandement, prouve par des raisons péremptoires que l'homme doit aimer Dieu, et, le bras musculeux tendu hors du surplis, d'un geste raide, il appuie chacun de ses arguments d'un coup vigoureux du poing. Au sortir de l'Église, j'entends une Américaine vanter le dis- cours profondément « senti ».
Le soir, dans l'apaisement de l'ombre, en cer- taines avenues bordées de chalets et de verdures, on a parfois des commencements d'impressions délicieuses; la chaleur irritante du jour s'est calmée; les bruits meurent; une fraîcheur glisse silencieuse avec les rayons de lune entre les lianes des cottages; des voix légères montent des vérandas où des jeunes hommes sont assis avec des ' jeunes filles, souriant aux étoiles; on s'abandonne à ce charme du soir, on avance dans un ravissement, cl soudain, en passant, on les entend parler base- ball ou discuter cricket et championnat.
Dans les hôtels, les détails de la vie journahère, ce sont les mômes contrastes. La recherche du
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confort et du luxe y est excessive; partout des tapis moelleux , des divans bas, des fauteuils mobiles, une surcharge de dorures et de glaces, une profusion de lumières électriques, d'argen- teries, de cristaux; les domestiques ont grand air; les garçons en habit noir, les servantes en tablier ] )lanc et bonnet de mousseline ; les voyageurs sont ('légants, les femmes avec des fleurs au corsage, les hommes des diamants au col ; et au milieu du luxe et de la correction apparente, c'est un laisser- aller, des domestiques qui semblent préoccupés de tout autre chose que du service, des familiarités indiscrètes, des disparates. Ce matin, dans la salle à manger, un jeune Américain de mise soignée et riche prenait son thé les coudes sur la nappe; un autre, renversé sur un rocking-chair, mâchonnait des boules de tabac en attendant le roast-beef. A côté, un client se plaignait de n'être pas servi : « Le voilà, votre déjeuner! répond la servante en lui jetant un plateau, et ne faites pas de scène! Dont make a noise! » — Sur ces tables immenses, chargées de verreries et de porcelaines d'Europe, on apporte des plats minuscules, huit ou dix sou- coupes que l'on range autour des convives et où chacun pique, du bout de sa fourchette, des ali- ments étranges, d'un goût barbare, et, pour boisson, en certains restaurants construits dans le « block de la Tempérance » on ne sert que de l'eau, — mais un garçon vous insinue à voix basse que si
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34 LA SOCIÉTÉ AMERICAINE.
VOUS désirez du whisky vous pouvez en boire chez le pharmacien.
El ces oppositions de la vie américaine, on les retrouve non seulement dans les usages, les foules mêlées, la vie cosmopolite, mais encore dans la nature elle-même. Des sécheresses arides succè- dent tout à coup à des chaleurs moites, des soirées glaciales à des après-midi brûlés de soleil, des jour- nées de calme et d'assoupissement s'achèvent en des orages fiévreux, rayés d'éclairs, secoués de coups de tonnerre qui roulent ininterrompus. Dimanche dernier, j'étais à Lincoln Park, sorte de Bois de Boulogne au bord du lac Michigan. C'était une belle journée, sereine; pas un souffle dans les verdures ni un nuage au ciel ; sur le lac, les canots glissaient tranquilles. Soudain un coup de vent passe, l'air tremble et s'obscurcit, et en quelques secondes c'est l'ouragan, un cyclone qui chasse devant lui une colonne de sable, ployant les arbres, soulevant le lac, chavirant les canots dans la colère des lames et versant des masses d'eau qui s'abat- tent comme un déluge. Un quart d'heure après, la nue s'éclaircit, les eaux s'apaisent, les arbres se dressent reverdis par l'orage, et toute la nature rit, d'un joli rire mouillé; seulement quelques barques égayées de jeunes filles flottent au loin penchées et vides : dix-sept personnes ont péri dans la trombe — - La nature, les hommes, tout est ici plus fort, plus heurté qu'en Europe.
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II
18 juillet.
Passé ces jours derniers à l'Exposition de Jackson Park, à regarderies foules. Ce qu'il y a de plus inté- ressant ici, ce ne sont, en effet, ni les machines, ni les étoffes, ni les inventions de l'industrie moderne, ni les palais ouïes villages orientaux d'un exotisme douteux, toutes choses qui donnent l'im- pression du déjà vu , mais les Américains eux-mêmes, leurs attitudes et leurs réflexions. La plupart sont des gens de l'Ouest venus à Chicago pour visiter la World's Fair. Tous ont quelque chose de rude. Plu- sieurs ont conservé intact le type de l'ancien pion- nier, l'air puritain, la coupe rigide de la barbe, le feutre à larges bords, la lévite ample et négligée, le geste brusque, et c'est un spectacle curieux pour l'Européen que ces figures vivantes d'un siècle dis- paru. Les femmes sont moins intéressantes; si quelques-unes sont agréables, finement joHes, beaucoup manquent d'expression ; Allemandes, Suédoises, Anglaises, elles ont déjà perdu les traits distinctifs de leur race et n'ont pas encore acquis le charme délicat des femmes américaines, figures indécises et sans grâce, comme tout ce qui traverse un état passager. La plupart s'habillent mal, de couleurs criardes et qui jurent; les unes portent les toilettes nouvelles de Paris ou de Londres,
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modifiées au goût américain, surchargées de fleurs et de bijoux, les autres des spencers, des chapeaux de quakeresses, des châles verts qui sem- blent dater des premiers jours de la colonisation : c'est la confusion des types et des costumes. Il est évident que le goût de ces foules n'est pas encore formé. Dans les galeries de l'Exposition, tout ce qui est beau ou simplement joli, les peinfnros des Maîtres, les porcelaines de Sèvres, les jo\;iux artis- tiques finement ciselés, les broderies du Japon aux tons sobres, œuvre d'une synthèse profonde et déli- cate qui sait éveiller avec quelques détails, un épi de blé, un rayon de soleil, une fleur qui penche SI corolle sur l'eau bleue, une aile qui passe, des visions exquises qui font longtemps rêver, les laissent indiftérentes ; mais devant les énormes machines, les lourdes étoffes lamées d'argent, les gros diamants de Tiffany, les statues de saints vêtues de pourpre et d'or, elles s'arrêtent captivées, et, en dépit des Hands oy^ affichés partout, on voit les mains s'avancer sur les objets, ne résistant pas A la tentation de les palper. -Et plus le prix en est élevé, plus elles admirent. Un artiste leur montrait hier une châsse en bronze délicatement ouvragée : on reste froid; il ajoute que cela coûte « très cher » : l'intérêt commence à s'éveiller; enfin, il dit le prix, treize mille dollars : l'admiration éclate, on s'appelle, on se presse avec des exclamations : « Oh my/ Treize mille dollars! Que c'est beaul »
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Mais ces êtres aux manières rudes et aux goûts incultes ont tous une allure énergique; il faut les voir, sous la chaleur accablante qui terrasse en quelques heures les Européens les plus robustes, par les allées sans ombre, bordées de murs blancs où le soleil se réverbère, aller tout le jour, sans repos, attentifs, en travailleurs venus pour observer, non en blasés ou en dilettantes en quête d'impres- sions nouvelles. Tous ont un air sérieux, honnête; s'il n'y a pas parmi eux d'agréables figures de pen- seurs et d'intellectuels affinés, on n'y rencontre pas, comme en notre vieux monde, des visages inquié- tants de mollesse et d'usure. On sent en eux des êtres forts, actifs, et, avec leur regard décidé, ils paraissent également propres à toutes les tâches^ aux patientes besognes obscures et mécaniques, comme aux œuvres d'initiative et d'éclat. C'est là un trait commun à tous et qui donne à la physio- nomie de ces foules une expression d'uniformité, qu'accentue encore la similitude des allures, iné- vitable sans doute en une société où il n'y a ni traditions ni castes. Cette ressemblance est pénible au regard de l'artiste. — Le serait-elle autant aux yeux d'un philosophe? Des millions d'êtres pareils par la force et la simplicité, pour inélégante que soit leur vie, n'assureraient-ils pas aux civilisations un avenir plus durable, que les variétés rares et délicates qui ne se développent souvent qu'aux dépens du grand nombre? Nos habitudes de
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pensée européenne se refusent à le croire. Quoi qu'il en soit, les Américains admirent cette unifor- mité. Ils y voient le plus beau triomphe de la démo- cratie, d'une société libre où chacun, au lieu de porter à jamais l'estampille indélébile de sa nais- sance et de sa profession, n'est marqué que du sceau de l'indépendance, peut prétendre à toutes les distinctions et à toutes les carrières, où nul n'a les préjugés du travail et du rang, où les hommos et les femmes cultivés se livrent sans honte à (1( < besognes serviles. L'un d'eux vient de me conter l'histoire d'une jeune fille sa parente, qui, voulant aller au Collège et n'ayant pas d'argent pour payer ses études, n'a pas craint d'entrer comme servante durant une année dans un hôtel du Fa^-^^'('<(. Il m'assure que le fait n'est pas rare et que pendant les vacances beaucoup d'étudiants pauvres se louent dans les restaurants : ces domestiques d'hôtel à l'air préoccupé sont souvent des under- graduate qui, tout en versant des cock-tails et des limonades, supputent leurs succès futurs à l'Uni- versité de Harvard ou de Yale.
III
20 juillet
Chaleur intolérable depuis quelques jours. L'aii est desséché, le vent souille du sud, brûlant; impos-
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sible de sortir. On s'enferme chez soi, et, étendu sur un rocking, en prenant des glaces, on feuillette les journaux.
C'est ici une lecture instructive et qui renseigne mieux sur certains côtés de la vie américaine que ne le pourraient faire maintes promenades dans les foules. — Ils sont volumineux, les plus courts ont huit pages; les autres, seize ou vingt-quatre, et, le dimanche, quarante-deux, tous de grand format, d'impression serrée, débordants de nouvelles : gou- vernement des États-Unis et informations locales, affaires du Brésil et du Mexique, politique de la France et de l'Angleterre, de l'Italie et de l'Alle- magne, commerce de la Chine et du Japon, courses, sports, livres, théâtres, modes, faits divers de Paris et de Londres, de Vienne et de Saint-Péters- bourg, ils embrassent tout et sur tout ils ont des renseignements précis, plus détaillés que ceux de nos meilleurs journaux. C'est, dans un pêle-mêle confus comme la vie même, l'existence du monde entier condensée en quelques pages, rapides à par- courir grâce aux titres qui se détachent en gros caractères au début des articles et les résument. Quant à la forme, on s'en préoccupe peu ; nul style, nul souci littéraire, mais des phrases de reporter, pressées et banales, poor stuff^ disent eux-mêmes les Américains. D'ailleurs aucun article n'est signé. Il est visible que ce qui leur importe, c'est moins l'élégance du discours que l'abondance
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et la promptitude de l'information, les faits et non l'écrivain.
Le plus intéressant pour l'étranger, ce sont los nouvelles du Far-West et les annonces. Parmi les premières, toujours copieuses, et quelquefois insignifiantes comme un carnet mondain, il en est souvent de peu ordinaires, et dont la rude saveur décèle tout ce qu'il y a encore d'incomplet et de primitif dans cette civilisation hâtive. — A M..., la foule a forcé la prison pour s'emparer d'un nègre et l'a lynché; l'exécution faite, elle s'est aporriie qu'il était innocent. — Dans la prairie, un train a (if arrêté par les tramps^ les wagons pillés, lo nu'<a!ii- cien tué. — De S..., petiteville à trois cents milles de Chicago, on annonce qu'une jeune femme a gagé de venir à pied à Jackson Parkavec un poids d'une vingtaine de kilogrammes sur les épaules. L'enjou est de plusieurs milliers de dollars. Son mari l'ac- compagnera,en amateur, — A N..., une jeune fille du Far-West dont le frère a été assassiné i)i\<lt - rieusement et qui, vêtue d'habits masculins, s'était mise à la recherche du meurtrier, l'a surpris hier dans un bouge et l'a fait saisir par les policemon. Ici même MrsW... a découvert ily a quelques jours que son mari faisait la cour à une jeune fille et prétendait l'épouser. Point de larmes ni de scènes : calme, elle a été chez la jeune fille, lui a (K iioncé l'imposture, toutes deux se sont entendues pour la démasquer, et, quand W... est arrivé, pressant la
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jeune fille d'accepter sa main, sa femme est entrée avec un constable et la fait arrêter. Ces Améri- caines, aux yeux bleuâtres, que Ton voit passer fines et délicates, ont la même énergie, la même force que l'homme.
Les annonces tiennent une place énorme dans ces journaux, huit pages et parfois plus encore; beaucoup d'offres d'emplois, surtout aux domesti- ques : dans un seul journal du matin, j'en compte jusqu'à soixante-dix; les salaires varient de quatre- vingts à cent cinquante francs par mois. — Beau- coup aussi d'annonces de machines, d'aliments con- servés, et de remèdes contre les troubles nerveux, suites naturelles de la vie fiévreuse et de la rareté des serviteurs. Ce ne sont que pilules, poudres et toniques, pâtes, extraits de viande et lait condensé, machines à laver, à repasser, à brosser, à coudre, à écrire. Toutes ces réclames sont présentées habi- lement; les unes, à la première page, s'insinuent en un article de fond, une histoire dramatique; les autres forcent l'attention par la bizarrerie des caractères, l'imprévu des images et des portraits, les apostrophes familières jusqu'à l'impolitesse. « Pourquoi portez- vous ce vieux paletot de l'an dernier, quand vous pouvez en avoir un neuf pour cinq dollars? — D'où vient que vous êtes ridée, nerveuse , enlaidie avant l'âge , sinon que. vous vous obstinez à ne point faire usage de notre pâte merveilleuse? — Pour payer une montre cinquante
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dollars lorsque chez nous vous pourriez Tavoir à dix dollars et moins encore, il faut vraiment (jue vous soyez un une! » — Et Ton ne se contente pas de frapper le lecteur par la violence des termes : on lui prouve que l'achat économisera son temps, on fait appel à son amour-propre : « Pour remonter nos montres il ne faut que cinq secondes. Ce modèle est adopté par tous les gens fashionables. Celte chaîne est portée par tous les millionnaires. » On va plus loin encore : on attire Tacheleur par Tappût d'un gain considérable, immédiat. Le Cercle domestique, « la meilleure Revue de famille de l'Amérique », offre à quiconque lui dira le nombre exact des « e » employés dans les cinq premiers chapitres de l'Évangile selon saint Marc et prendra un abonnement, une prime de vingt-cinq mille francs. « Si vous savez compter , vous pouvez gagner une fortune », ajoutent les éditeurs, sans paraître soupçonner ce qu'il y a de choquant dans ce rapprochement d'idées bibliques et de spécula- tion mercantile.
Les journaux comiques, Judge, Puck, Iruth, Patches, sont aussi curieux, très différents des nôtres. Pas un mot équivoque, une expression légère sur les femmes et le mariage ; beaucoup de plaisanteries cependant et parfois de mordantes, sur le divorce, le flirt, la chasse au mari, les rivalités de jeunes filles; mais, en général, la cri- tique est pour elles indulgente, et tempérée d'ail-
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leurs par le charme du dessin ; l'artiste excelle à les peindre; il les représente délicieuses, en robes (le soirée, en costumes de voyage ou de lawn-tennis dont la coupe sévère, presque masculine, ajoute à leur grâce un attrait plus piquant; il les pose en de ravissantes attitudes, dans un cadre enchanteur sur les rives des lacs parmi les gazons, dans les vérandas aux lianes flexibles, les salons aux ten- tures soyeuses, ornés de longs vases au col mince, aux tiges pliantes de fleurs qui accompagnent har- monieusement leur beauté. On sent qu'il les fait avec amour. Les enfants sont aussi bien jolis, avec leurs traits fins, leurs 'boucles tombantes sur des cols de dentelles, et cet air à la fois naïf et décidé qui les caractérise. Par leurs mots d'ail- leurs, ils sont déjà bien Américains. Jemmy qui a sept ans est enfoncé pensif dans un rocking, auprès de sa grand'mère. « Qu'avez-vous donc, Jemmy, demande la vieille dame, d'où vient cet air triste? — J'ai des ennuis, grand'mère. Jennie Jackson prétend que je me suis joué de ses senti- ments, et veut me faire arrêter, et, à dire le vrai, c'est une autre que j'aime. » — Une fillette d'une dizaine d'années se fâchant au jeu avec un cousin plus jeune qu'elle, lui donne une claque. « Cousine Adel, dit le bambin se redressant très digne, je ne veux pas vous rendre votre soufflet parce que vous êtes une femme. » — Pour eux comme pour les jeunes filles , presque toujours l'ironie se fait
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douce, voisin»' «lu sourire. En revanche, sur le reste, l<i saliic c^l violente. Brusques allures des gens du Kansas, du Colorado ou du Wyoming, (l(''r;nil< <li'- <''iiiii:r;iiils Irlnixlais, Allemands, Ita- liens cl ChiiKjis, leur parc.'sse, leur malpropreté, leur avarice, leur prononciation rude ou gras- seyante, exigences et incapacité des domestiques, jargon et rigorisme de certaines sortos rolinrion^os, erreurs des lois, abus de la dcino* ralic , elle n'épargne rien et sur tout elle exprime son senti- ment avec une liberté excessive, des caricafuns mordanlos, d'un dessin dur qui accentue les ridi- cules, rxii^i lant les lignes et les déformant jus- qu'au burlesque, un humour acerbe, des traits incisifs (jui percent brutalement.
IV
29 juillet.
Chicago reçoit. Depuis quel^iiios jours, ce ne sont que fêtes, réceptions et met lii!Li< ;m\(juels on ciiu.il:'' I<'^ I'jir()|).'(Mi<, les introduisait dan^ la vie auM-iifairnî axcc un («mprossomonl où se (li'\iu<> comme un besoin dClVacci' des |)i(''juj4(''s coiihc nn<> ii\ilisation trop jeune et un désir de !a laiic admirer.
Mais plus on la pénètre, moins on se sent capable
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de l'apprécier à sa juste valeur, tant les impressions qui s'en dégagent demeurent complexes et, pour tout dire, incohérentes. — Voici par exemple les Congrès d'éducation à l'Art Institute, large édifice aux dehors corrects, qu'on a voulu grandiose mais dont, à l'intérieur, les halls tendus de toiles grises, les poutres brutes, à peine dissimulées sous des drapeaux, les estrades de planches nues, qu'ornent seuls des bannières et deux plâtres, accusent la précipitation et l'inachevé. Dès le matin, les salles sont envahies de gens à l'air fiévreux, tourné vers les affaires, sans loisirs et sans goût pour la réflexion désintéressée; cependant, ils restent là des jours entiers, parfois jusqu'à onze heures du soir, suivant attentifs et presque recueillis des con- férences sur les méthodes d'enseignement, l'or- ganisation des Universités, ou l'utilité des études classiques; beaucoup prennent part aux discus- sions et tous, malgré leur tempérament peu affiné et plus propre, en apparence, à l'action qu'aux paroles, se montrent orateurs. A vrai dire, les idées, quelquefois hardies, manquent le plus sou- vent d'originalité; leurs discours abondent en lieux communs, et ils font preuve, dans l'exposé des questions, de cet absolu dédain de l'ordonnance qui caractérise les esprits britanniques. Mais de l'ora- teur ils ont l'appréhension ferme du sujet, la vivacité dans l'argumentation, la promptitude à révoir les objections et à les réfuter, le verbe
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facile cl Ms^uré, l'accent convaincu, la possession de soi. A la tribune, devant trois mille personnes, qu'ils lisent leurs discours selon l'usage cm lim- provisent, ces Américains sont à l'aise, et parais- sent totalement étrangers à cette timidité morbide, cette crainte du ridicule qui, en face du public, saisit chez nous tant d'homnves distingués et les j);ir;ilys<>.
Délai! caractéristique : les femmes ont dans ces Congrès un rôle très important; elles sont en majo- rité dans l'auditoire, font partie des commissions, remplissent les fonctions de Président, de secré- taires, prononcent des discours comme les hommes, montrent la même fermeté, les mêmes qualités de parole abondante et sûre, et la présence de ces femmes, souvent jeunes et jolies, qui, assises sur l'estrade en toilettes de soirée, président, donnent ou retirent la voix aux orateurs et débattent des problèmes Universitaires, contribue à jeter dans ces réunions une note qui surprend l'étranger et le déconcerte.
Hier, à l'Art Institute, grande soirée, si foufofois le mot peut s'appliquer à une réunion sans cau- serie ni musique, une cohue rapide et sans éti- quette : Arrivée à neuf heures; saints à (|U('I(jnes ladies, les reines de Chicago, debout près de l'escalier; promenade dans des galeries vides de sièges, présentations, échange de rnidc/ vous, de Glad io see y ouf Glad to meet y ou! formules de
ÔHICAGO. 47
politesse brèves qu'on se lance au passage, poi- gnées de mains et départ. — Ce peuple d'esprit pratique et toujours pressé, transformant les récep- tions officielles, les a abrégées en un défilé de quelques minutes.
Autre soirée aujourd'hui chez un journaliste. La maison est luxueuse, mais exiguë, peu faite pour les grandes réceptions. On l'a déménagée en partie. Dans l'étroit vestibule, un groupe de dames en robes de bal, parmi lesquelles on ne peut dis- cerner la maîtresse de maison, reçoivent les invités; c'est une mêlée étrange; il y a là des beauties, jeunes filles fashionables, des femmes couvertes de pierreries et de diamants, des institutrices en costume de voyage, de vieilles filles sèches, les épaules serrées dans un châle noir, la tête ense- velie sous un chapeau de quakeresse, une Irlan- daise en jupon court, coiffée d'une tiare d'or et de satin blanc d'où retombent des voiles de dentelle, des Allemandes, des Anglaises, des Suédoises, des hommes en petit nombre, les uns en grand habit, les autres en veston négligé, ayant gardé même leur feutre mou de touriste, et tandis qu'au fond d'une salle un long nègre à face lippue, d'un geste mécanique, puise des glaces en un bassin d'argent, toute cette foule debout s'étouffe, s'agite, se presse, et, à la veille de partir au Far-West à demi civilisé dont le spectacle doit aider à comprendre le monde américain, sous l'air lourd qui, par les fenêtres
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ouvertns, entre avec des trépidations de cars, des vilu -liions électriques et des rumeurs fiévreuses, ce tourbillon cosmopolite m'apparaît comme une image exacte de la vie de Chicago.
CHAPITRE IV
LA PRAIRIE ET LE BASSIN DU LAC SALE
31 juillet.
Ce matin, à quatre heures, délicieux réveil au bord du Mississipi, large fleuve aux eaux calmes épandues entre des verdures. Le soleil se lève. A Forient, tout le ciel est rose, d'un rose éclairci, léger, presque transparent; soudain il s'empourpre de rayures de feu et l'astre monte dans une splen- deur de lumière, tandis qu'à l'occident, la lune qui s'efface dans les nuées pâlies d'aube, verse encore sur le fleuve ses clartés blanchissantes.
Au loin, c'est le désert, la Prairie, où l'on entre brusquement au sortir des cités américaines; celle-ci n'est qu'eau et verdure; jusqu'au plus pro- fond de l'horizon, c'est un débordement de végé- tation humide, puissante, presque sauvage; de
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50 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
liaiilcs herbes, des fleuves qui se perdent dans des terres molles où croissent des roseaux, des plants de maïs, fermes et droits comme des arbustes sous le vent du matin qui passe sans les courber avec un bruissement entre leurs tiges raides, des rivières immobiles aux bords vaseux où, sous des myriades d'insectes, des arbres au feuillage épais d'un vert sombre et lustré pullulent énormes et gonflés de sève, les pieds dans la fange tiède et la tôte au soleil, des coins de lacs où des nappés de nénufars aux pétales blancs et lourds flottent à la surface des eaux endormies. Çà et là, entre les plantations, une ville de bois, carré de Chicago transporté dans la plaine, aligne encore ses mai- sons régulières; puis la solitude recommence, la grande solitude verte où la nature s'étale inquié- tante de force et de fécondité sous sa végétation luxuriante.
— Arrôt à Kansas, un des centres où conver- gent les richesses de la Prairie. Vers le soir, après un après-midi tranquille sous une moustiquaire, promenade dans la ville aux maisons symétriques, banale comme toutes les autres, mais d'un aspect quelque peu difl'érent avec des rues qui grimpent sur les colUnes et, à leur pied, les eaux Iciiles du Missouri; près du fleuve, sous le soleil qui s'en- fonce à l'horizon rouge, des négresses en robe de cotonnade, aux cheveux crôpelés, aux lèvres épaisses, descendent paisibles, avec cette nH)lle
LA PRAIRIE ET LE RASSIN DU LAC SALÉ. 51
ondulation du torse particulière aux femmes noires, des gestes souples d'une ampleur primitive. A un tournant d'avenue, sur une maison écroulée dont la blancheur des pierres, aux cassures, atteste la nouveauté des ruines, une poussée de plantes sau- vages déjà fortes comme des arbustes disent la vigueur de la nature encore indomptée et sa lutte contre cette civilisation d'hier.
* *
l*" août.
A mesure qu'on s'éloigne de Missouri, le paysage change, la terre se stérilise; ce n'est plus la vallée herbeuse arrosée de grands fleuves, mais un plateau desséché, une plaine rase qui monte régulièrement vers l'Ouest, uniformément aride et repoussante. On y a construit des villes cependant, décorées de noms pompeux, Strasbourg, Russel, Salomon, cités naissantes avec une gare de bois, un hangar ambitieusement qualifié de General Store, une façon d'hôtel à un étage, et une vingtaine de maisons de planches; mais plus on avance dans l'Ouest, plus les villes s'espacent, plus leurs habitations se font rares : à la dernière station je n'en ai compté que quatre; de loin en loin, on aperçoit encore une ferme, un troupeau de vaches que garde un coiv-boy parcourant la prairie à cheval, le lasso à la selle,
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la figure bronzée à demi cachée sous un feutre mexicain; puis fermes et troupeaux disparaissent, et durant des lieues de pays on ne voit plus que des coyottes, des lièvres qui détalent épeurés, des prairrj-dogs, petits animaux au poil fauve, étranges, qui s'ébattent au passage de la locomotive ou la regardent gravement, assis sur des monticules à rentrée de leurs terriers, les pattes de devant en l'air, en une pose de kangourou, puis rien, rien que le grand soleil et la plaine nue, une couche d'herbe roussâtre, trouée, laissant voir entre ses maigres touffes des taches de terre sablonneuse, se prolon- geant au loin, sans limites. Et à la longue, la tra- versée de ces immensités grises où le train, glis- sant sur des rails étroits posés sur des poutres à môme le sol, avance avec un grondement sourd et un balancement pareil à celui des flots, vous donne un vertige, une sensation de la mer et du large, et c'est comme un roulement dans l'infini, sur un océan brûlé.
Dans les wagons, quelques Américains; les femmes, vêtues de toilettes claires, des chapeaux de fleurs et de dentelles sur des envolées de fri- sures, sont assises immobiles et correctes; les hommes, sans gilet, le veston lâche, se promè- nent au fumoir ou s'étendent les jambes en l'air, les pieds sur les fauteuils de velours. Nulle con- versation. Un nègre, monté à Kansas avec une large caisse d'où il a déballé une incroyable variété
LA PRAIRIE ET LE BASSIN DU LAC SALÉ. 53
de marchandises, raisins de Californie, bijoux en filigrane, oranges, photographies, noisettes, romans de Mark Twain et de Feuillet, passe de demi-heure en demi-heure, chargé de corbeilles; sans un mot, il dépose sur les genoux des voyageurs un livre, un fruit, une tablette de chocolat, qu'il vient quelques minutes après retirer ou vendre. Les Américains lui achètent quantité de candy et de chewmg-gum^ qu'ils mâchent silencieusement en regardant la plaine.
— Tout un jour de soleil et de monotonie. Au soir, Tair fraîchit, et le paysage s'accidente; des ondula- tions, faibles d'abord, commencement à paraître avec des verdures; au sud, une ligne sinueuse de sommets bleuâtres se mêle à l'horizon vague, et le train s'arrête à Denver, à l'entrée des montagnes Rocheuses. — On descend, moins pour voir la ville, qu'on imagine pareille aux autres, que pour secouer le poids de l'uniformité, et voici que sur ce plateau désert, à mille kilomètres de Chicago et cinq mille pieds d'altitude, on trouve -une cité de 150 000 habi- tants, fraîche et opulente dans son cadre de hau- teurs bleues, avec des résidences en briques rouges, enfouies dans la verdure et les fleurs, pareilles à des cottages anglais, toutes pittoresques avec leur bow-window ouvert sur la montagne, de superbes monuments, des églises, des écoles, des hôtels, des vitrines où brillent les pierres du Colo- rado jaspées de rose et d'orangé, et de luxueux éta-
54 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
lages. — Je viens d'entrerdans un magasin acheter quelques objets de route dont j'ai montré le modèle exécuté en Europe ; le marchand, après l'avoir exa- miné curieusement, comme surpris de sa forme incommode, m'a dit avec un air d'indéfinissable supériorité : « Cela a été fait dans le Old World\ » — Il était jeune', son magasin vaste ; par la porte ouverte j'apercevais, dans ces rues où il y a quel- ques années on ne voyait encore que des log- houses, grossières cabanes de troncs d'arbres, des hôtels somptueux, des files de tramways électri- ques, des foules pressées, toute l'animation d'une cité prospère, et j'ai songé involontairement à nos villes de province si mornes, si immobilisées dans leur passé. — Oui, c'est bien le « Vieux monde » que le nôtre. Jamais je n'ai senti si vivement la dif- férence des deux pays et la jeune vitalité de la race américaine.
*
Nous traversons le Colorado et le Wyoming. Tou- jours la plaine aride et monotone. Parfois elle se relève, s'accidente de collines, d'éboulis de rocs et de maigres verdures, on entrevoit en une échappée les pics des montagnes Rocheuses, puis l'unifor- mité recommence, l'éternel désert où errent les prairy-dogs, où passent des hiboux et des vols de
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faucons. Et cependant voici quelques stations encore, des lunch-rooms où des jeunes filles en tenue correcte de servante anglaise offrent des tasses de thé, des tranches d'apple-pies et de pud- dings, des gares avec une ou deux maisons et, de loin en loin, quelques cabanes; tout d'abord, on les croit abandonnées, mais, en approchant, on distingue un essai de culture, des chevaux qui cherchent l'herbe rare, bientôt on voit quelques hommes, une femme tenant un enfant dans ses bras, paraître sur le seuil, et tous debout dans le désert regardent longuement le défilé du train, seul lien qui les rattache au monde. Étrange exis- tence que celle de ces pionniers de la civilisation! On aimerait s'arrêter, causer avec eux, savoir quelles pensées s'agitent dans ces cerveaux d'hommes vivant à des centaines de kilomètres de toute ville et de toute habitation, mais on passe, n'ayant vu d'eux qu'un regard fixe, un masque d'énergie obstinée. « Revenez dans dix ans, me dit un Yankee, et ces solitudes seront transformées : avec quelques canaux d'irrigation qui retiendront les eaux de pluie écoulées dans le sol, ces terres brûlées seront converties en champs fertiles, ces stations d'une gare et de trois cabanes en villes florissantes. » — 11 parle l'air convaincu; il semble qu'il voie déjà les rivières roulant avec leurs eaux la fraîcheur et la vie, les cités futures surgissant populeuses au milieu des moissons, et, à l'écouter,
:;6 LA sociKTi: \mi;rtcaine.
à parcourir ces plaines immenses, récemment ouvertes à l'activité, où l'homme lutte contre les forces de la matière, on commence à pénétrer le caractère de l'Américain, à comprendre son intel- ligence tournée vers le dehors, sa recherche des mécanismes qui domptent la nature, sa civilisation à la vapeur et à l'électricité.
* * *
3 août.
A l'aube, après une nuit glaciale, malgré le fea de houille qui brûle dans le wagon, nous entrons dans les montagnes Rocheuses. On suit une gorge sauvage seiTée entre des granits rouges se dressant ravinés, érodés par les eaux qui les ont façonnés en ruines gigantesques, forteresses, tours, rem- parts écroulés, têtes de monstres qui semblent défier le ciel, et des montagnes hérissées de sapins et de neiges d'où l'eau coule en étroits filets entre des parois de roches verticales; derrière elles, s'élèvent d'autres pics, un entassement de cimes, de mamelons, de pans de montagnes superposés jusqu'aux nues ; parfois la crevasse s'élargit, s'ouvre en une vallée où les torrents bondissent avec un fracas joyeux sur leur lit de cailloux, s'étalent en nappes claires parmi des herbes vertes semées de fleurs pourprées qui tremblent au bord des eaux, et au loin, entre les arêtes vives, la vue plonge en
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des profondeurs d'azur et de verdure limpides. — Puis tout change ; la prairie se tache de plaques de soude ; en même temps, des femmes et des enfants qui envahissent le train, nous rappellent que nous arrivons au lac Salé, dans le territoire de TUtah, le pays des Mormons, ce peuple extraordinaire qu'il faut voir si Ton veut connaître certaines exagéra- tions de l'individualisme américain et jusqu'où peut aller ici la volonté de l'homme.
II
4 août.
C'est une région étrange que le bassin de Sait Lake : un cirque fermé de montagnes aux sommets neigeux et aux flancs dépouillés ; une plaine nue, gercée, écaillée de sels qui luisent au soleil avec un éclat métallique et, dans un bas-fond, des eaux si lourdes, qu'en s'y baignant on flotte à leur surface, sans mouvement, comme un cadavre. Je viens d'y passer le matin à Garfield Beach, à l'ombre d'une barque brisée. La tristesse de cette plage est inexpri- mable : pas un arbre, pas une herbe; une grève de sable jonchée de pierres blanchies d'où s'exhale une odeur de décomposition, des pics décharnés, des îlots livides, et, sous l'air silencieux, une grande eau pâle étendue immobile au pied des monts
58 LA SOCIETE AMERICAINE.
violets, et belle cependant de la beauté de la mort. Comment les Mormons ont-ils pu s'établir en ce pays stérile alors que le Far- West s'ouvrait large devant eux? Dans le petit train qui, par les plaines de sel cristallisé, va de Garfield Beach à la ville de Sait Lake, je relis leur histoire, curieuse par l'énergie qu'elle décèle et aussi par ce qu'elle montre du courant de mysticisme qui, au fond de ces vies américaines si matérielles en appa- rence, circule avec une force latente, capable sous l'effort de certaines pressions de remonter à la sur- face et de jaillir exalté jusqu'au fanatisme.
C'était en 1827. En ce temps-là, dit le Livre, la lumière du Christ était obscurcie par les iniquités de l'homme, et les âmes égarées erraient dans les ténèbres. Alors vivait à Sharon, petite ville de l'Est, dans le comté de Windsor, un pauvre jour- nalier, Joseph Smith. C'était un homme simple et illettré, mais marchant dans les voies du Sei- gneur. Une nuit, un ange lui apparut, lui annonça (|u'il avait été choisi pour restaurer l'Église dans sa vertu première et lui ordonna de répandre l'Évangile éternel enseveli depuis quatorze siècles sous la colline Cumorah, dans l'État de Xcw York. Joseph Smith obéit. 11 se rendit à la colline sainte, et là, en présence de trois témoins, Cowdrey, Wliitney et Harris, il déterra un coffre contenant des plaques d'or i;ravées de signes mysiérioux et des pierres transparentes pour les déchiffrer. C'était
LA PRAIRIE ET LE BASSIN DU LAC SALÉ. 59
la Bible de l'Amérique, l'histoire des nations élues que Dieu y avait envoyées, d'abord après la destruc- tion de la tour de Babel, puis au xi*' siècle avant l'ère chrétienne; ces dernières, Israélites apparte- nant à la tribu de Juda, étaient divisées en deux groupes, les Néphites et les Lammanites; les uns restèrent fidèles au vrai culte, mais les autres, s'étant laissé séduire aux pratiques idolâtres, atta- (juèrent les croyants et les exterminèrent. Dieu ordonna alors au prophète Mormon, puis à son fils Moroni, d'écrire les Annales de son peuple et de les enterrer sous la colline Gumorah où elles resteraient ensevelies jusqu'à ce qu'il suscitât un nouveau prophète, Joseph Smith, qui compléterait la révélation de Moïse et du Christ et établirait sur la terre le règne des Saints du Dernier jour.
Les parents du Prophète crurent en lui, et, en 1830, il fonda son Église; elle ne se composa d'abord que de cinq membres, mais bientôt les conversions se multiplièrent. En vain les popula- tions américaines inquiètes, non de la nouveauté des dogmes, mais de leur portée politique et sociale, tentèrent de s'opposer au progrès d'une religion qui prêchait la polygamie des patriarches, la trans- formation du monde et sa soumission aux disciples de Joseph Smith : pillés, battus, traduits devant les tribunaux, voyant autour d'eux leurs frères assas- sinés sans pouvoir obtenir justice, les Mormons, aiguillonnés par la persécution même, soutenus
60 LA SOCIKTK AMKI{ICAIXi:.
par (les extases où ils recevaient le don des miracles et des langues, luttèrent avec une énergie indomp- table et se propagèrent rapidement, fondant un temple à Kirtland dans l'Ohio, un autre à Far-West dans le Missouri, un autre encore à Nauvoo dans rillinois où ils créèrent une cité florissante. Déjà ils étaient une puissance et l'opinion publique comptait avec leur chef lorsque, tout à coup, en 1844, un orage populaire se déchaîna contre eux : Joseph Smith fut tué, le temple brûlé, la ville détruite et on leur intima l'ordre de vider le pays. Sans foyers, sans pasteur, traqués de toutes parts, exilés dans la rigueur de l'hiver, ils semblaient accablés : ils se relevèrent. Ils mirent à leur tête Brigham Young, un des plus dévoués partisans du prophète, et, au nombre de quinze mille personnes, prêtres, femmes, enfants, vieil- lards, ils partirent dans cet immense désert de l'Ouest à la recherche du pays que le Seigneur devait leur donner. Les fleuves étaient obstrués par les glaces, la neige tombait épaisse, et ils allaient confiants; le froid, la fièvre, le manque de nourriture les décimaient, et ils allaient toujours, glorifiant l'Éternel. Après huit mois de marches, ils arrivèrent au pied des montagnes Rocheuses; laissant le gros du peuple camper dans la plaine, une poignée d'hommes partit avec Brigham Young .^xplolrer la région ; ils franchirent les torrents, les gorges, les précipices, pénétrèrent dans le bassin
LA PRAIRIE ET LE BASSLN DU LAC SALÉ. 61
du lac Salé, contemplèrent la solitude, le rempart des monts inaccessibles, les quatre cents lieues de désert qui les séparaient du monde, alors ils s'arrê- tèrent. Aussitôt ils tracèrent le plan de la ville, labourèrent le sol et semèrent du blé, mais quand Brigham Young revint quelques mois plus tard avec le reste du peuple, la moisson était ravagée par les sauterelles et ce fut la famine. On se remit à l'œuvre : il fallut défricher les terres, amener l'eau des montagnes, disputer la récolte et le bétail aux tribus indiennes des Bannocks et des Shoshones, construire la cité, lutter contre le Congrès Fédéral qui, après avoir reconnu Brigham Young gouverneur du territoire, se mon- trait de nouveau hostile et dirigeait des troupes contre lui, en un mot tout créer et toujours se défendre; mais l'énergie des Mormons et de Brigham Young suffît à tout, et quand il mourut en 1877, dans cette région désolée où l'on n'avait vu jusque-là passer que des chasseurs ou de misé- rables Indiens, il laissait, par un miracle de volonté, un peuple florissant et des prairies fertiles.
* *
Une oasis dans la plaine de soude, un grand village de verdure, des rues régulières, larges de trente-cinq mètres, bordées d'eucalyptus., de cerisiers, de
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imi I i( I - (jui laissent tomber leurs fruits dans la main du passant, des cottages entourés de jardins, par- tout un air de rusticité, d'abondance paisible et bourgeoise, telle est la ville de Sait Lake. Hicu de l'excentricité énorme ou bizarre qu'on s'allendrail à voir au pays des Mormons. Ces inspirés élaicnt des gens d'affaires, des esprits p(.-ilir- (jiii n Oui rien laissé à la fantaisie.
Je me trompe : ils ont l'ait le Tabernacle, élevé en 18G7 sur Tordre de Hri<<ham Young. Vu de l'extérieur, avec sa rotonde ('llii)li(|ue, longue d'une centaine de mètres, sorte de carapace supportée par des colonnes, c'est bien l'édifice le plus extra- vagant que puissent rêver des imaginations froi- dement délirantes. A l'intérieur, ce n'est qu'un amphithéâtre, avec une estrade et des gradins, une salle nue sous la blancheur immense de la coupole évidée jusqu'aux parois lisses. Le vieux gardien me fait remarquer avec orgueil la hardiesse de la voûte qui s'élance dans le vide sans piliers, l'ai-ousticpie si parfaite que le bruit d'une épini^lc l<>iiil>aiil sur la plate-forme s'entend jusqu'à l'exlivinilc du Tcmii- ple, la richesse des orgues hautes de seize nièlres, avec deux mille six cent quarante-huit tuyaux, la largeur de l'estrade et de l'hémicycle, assez \a-l( s pour des centaines de choristes ou de dignitaires et dix mille fidèles, et m'assure que l'éreelion du Tabernacle a coûté trois millions et demi (!e dol- lars; mais c'est en vain : je ne puis admiKi'. Celle
LA PRAIRIE ET LE BASSIN DU LAC SALÉ. 63
grande coupole qui vous enserre de sa blancheur froide, sans percée sur l'au-delà, n'émeut l'âme d'aucune pensée religieuse; sans doute elle parle davantage à l'esprit des Mormons à qui elle rappelle le culte du désert, l'exode où ils priaient sous l'im- mensité morne....
Non loin de là, dans des jardins, s'élève un autre édifice, plus moderne et sans rien d'original, le Grand Temple, achevé depuis quelques mois, sorte de cathédrale de granit aux fenêtres ogivales, aux tourelles carrées et aux clochetons massifs. J'erre sous les arbres à la porte de cette Église où les « Gentils » ne peuvent pénétrer, et, à l'ombre d'un eucalyptus, devant la plus haute tour où l'ange Moroni, le fils du Prophète, embouche le clairon pour annoncer à tous les peuples l'Évangile éternel, j'étudie les croyances mormonnes en un livre que ma donné le vieux gardien du Tabernacle.
« 1. — Nous croyons en Dieu le Père Éternel, en son fils Jésus-Christ et au Saint-Esprit.
2. — Dieu est un Être parfait; il a un corps, des attributs et des passions. Le Christ est l'image même de la personne du Père ; Dieu est le père de toutes les ûmes humaines. Les souffrances du Christ ont rendu l'homme déchu capable de remonter vers le Père Éternel.
3. — L'Église, telle que Jésus-Christ l'avait établie, a été détruite; ses disciples ont dégénéré, et il s'en est suivi une apostasie générale. Dieu n'a pas
64 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
reconnu les systèmes humains qui se sont alors formés : aucun homme ne doit agir comme ser- viteur de Dieu s'il n'en a reçu l'autorité par la Révélation.
C'est pourquoi il était nécessaire que Dieu déléguât un homme qui pût agir comme son repré- sentant et restaurer l'Église établie par Jésus- Christ. Joseph Smith fut cet élu, et, par l'interven- tion d'un ange du ciel, le sacerdoce sacré a été institué de nouveau sur la terre avec ses ordres et sa hiérarchie, comme aux temps anciens.
4. — Les principes auxquels doit croire celui qui veut entrer dans l'Église du Christ sont les suivants :
La foi au Dieu vivant et à son fils Jésus- Christ;
Le repentir des péchés et la ferme résolution de consacrer sa vie à la cause de la Vérité;
Le Baptême par immersion pour la rémission des péchés, administré par une personne dûment autorisée ;
L'imposition des mains par les Anciens de l'Église afin de recevoir la grâce du Saint-Esprit.
Tous ceux qui acceptent ces principes dans la sincérité et l'honnêteté de leur cœur peuvent parti- ciper aux grâces du véritable Évangile, à savoir : la guérison des malades parl'imposition des mains, le don de la prophétie et des langues et la Révé- lation du Saint-Esprit par laquelle Dieu guide les
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croyants dans la vérité, assurant la vie éternelle à tous ceux qui persévéreront jusqu'à la mort.
5. — Et voici l'ordre du sacerdoce dans la véri- table Église :
D'abord un Prophète qui reçoit la révélation pour la direction des fidèles; il a pour assistants deux conseillers et un quorum de douze Apôtres qui ont pour mission de répandre l'Evangile chez tous les peuples. Les grands Prêtres, les Septante, les Anciens, les Évêques, les Prêtres, les Professeurs, les Diacres font partie du quorum. Il y a deux ordres, qui constituent le sacerdoce de Melchis- sédec et celui d'Aaron. Tous les hommes qui vivent selon Dieu peuvent exercer une partie des fonctions du sacerdoce.
6. — La Bible est le récit des rapports de Dieu avec les nations de l'Orient; le livre des Mormons, tel qu'il a été révélé à Joseph Smith, est également le récit des rapports de Dieu avec les anciens peu- ples du continent américain. Et ce que ces Livres sacrés disent, ils le disent sciemment, et on doit les accepter comme une œuve historique.
7. - Le rôle de la femme est aussi noble que celui de l'homme et elle a droit à tous les avantages dont elle est capable de jouir.
Toute personne qui peut se marier doit le faire; tout homme qui se dérobe aux obligations du mariage est un élément dangereux pour la société.
Le mariage est un pacte saint, conclu pour le
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66 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
temps et pour l'éternité ; il doit être célébré dans des lieux spéciaux, et c'est pourquoi les Temples sont nécessaires; c'est là d'ailleurs que doivent s'accomplir l'œuvre sacerdotale du baptême et les autres rites qui aident au salut.
8. — Le mariage, soumis à des lois déterminées, est nécessaire au développement mental et phy- sique de l'homme et de la femme; les relations sans frein ni sanctions entre les deux sexes sont illégitimes et en abomination devant le Seigneur.
9. — Le paiement de la dîme et les offrandes pour couvrir les dépenses de l'Église, nourrir les affamés, habiller les pauvres, soulager les veuves et les orphelins, pourvoir aux besoins des personnes âgées nécessiteuses, fait partie des devoirs de tous les membres de l'Église du Christ.
10. — Pour que les fidèles se développent plei- nement, il leur faut un lieu de réunion. Le Seigneur a voulu que l'Amérique fût l'asile de tous les op- primés du monde; de nos jours, c'est dans les vallées de l'Ouest qu'ils peuvent s'assembler.
11. — La Constitution des États-Unis d'Amérique est inspirée de Dieu ; aussi longtemps que ses prin- cipes seront strictement observés, la nation croîtra en force et elle dégénérera dans la mesure où ses vérités sublimes seront méconnues.
12. — Renoncer à soi-même est un devoir impé- rieux pour un Saint du Dernier jour; aussi devra- t-il, autant que possible, être tempérant en toutes
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choses, éviter l'usage du thé, du café, du tabac, des boissons alcooliques et s'abstenir des aliments interdits dans les enseignements donnés aux Anciens par l'intermédiaire de Moïse.
13. — Toute vérité clairement démontrée, quels que soient son caractère et sa nature, est une révé- lation de Dieu.
Celui qui prétend au titre de Saint et n'agit pas conformément à ce titre sacré, n'est pas un véri- table disciple. Nul ne participera aux biens éternels s'il ne cherche à les mériter par sa vie.
Il est défendu de prendre en vain le nom du Seigneur en quelque occasion que ce soit.
La vie du Christ est le plus haut exemple que nous puissions imiter; si l'on n'a ses vertus, toute supériorité dont on se glorifie est vaine et stérile.
L'homme est libre d'accepter ou de rejeter l'Évan- gile; mais, selon l'Écriture et la Vérité, il ne peut ni recevoir la rémission de ses péchés, ni être réconcilié avec Dieu, ni jouir de la vie éternelle en sa présence, s'il n'obéit à l'Évangile.
Tous les hommes seront récompensés ou punis selon leurs œuvres bonnes ou mauvaises.
Ceux qui n'ont pas obéi à l'Evangile durant cette vie, pourront après leur mort l'entendre et le rece. voir dans le monde des Esprits si leurs parents et amis terrestres font accomplir pour eux dans les Temples les rites de l'Écriture.
Tous les hommes ressusciteront et viendront au
68 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
jour du Jugement recevoir la récompense ou la punition proportionnée à leurs mérites ou à leurs démérites.
Et la terre renouvelée deviendra le séjour des ressuscites, êtres glorifiés et immortels qui y avaient d'abord subi leurs épreuves; et ils y sub- sisteront à jamais dans la lumière, la connaissance et la gloire de Dieu.... »
Je ferme le Livre, ce mélange confus de pré- ceptes de morale et d'hygiène, de dogmes théolo- giques et sectaires auxquels les Mormons croient encore. Mais tandis que sur sa tour, éclairée du soleil couchant, l'ange Moroni, dominant la ville, embouche toujours son clairon, prêt à sonner aux quatre vents du monde l'Évangile éternel, à côté du Temple, dans une avenue d'eucalj^tus, on entend des airs de valse européens, et des dames en toilettes parisiennes qui passent avec des jeunes filles à bicyclette, un marchand de photographies qui offre, avec un demi-sourire, des caricatures mor- monnes, — des myriades d'enfants entassés, the best crop in Ctah, u la meilleure moisson de l'Ulah », et l'intérieur de Brigham Young, une chambre où s'alignent des rangées de femmes et de berceaux numérotés, — révèlent au voyageur la profondeur • des changements que le temps a déjà introduits parmi les descendants des Saints du Dernier jour.
LA PRAIRIE ET LE BASSIN DU LAC SALÉ. 69
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Elle n'est plus en effet ce qu'elle était jadis la société mormonne. Celle que nous imaginons encore en Europe, avec la pluralité des femmes et les étrangetés que ces mœurs entraînent, n'existe plus depuis nombre d'années. Elle florissait encore à l'époque de Brigham Young, qui maintenait son peuple dans la vie agricole et lui prêchait d'exemple avec ses vingt-trois épouses, la restauration de la famille patriarcale conçue par le Prophète, et telle était alors la force du fanatisme, que les sentiments naturels étaient abolis et que les Mormonnes, loin de souffrir dans leur cœur et dans leur dignité, étaient heureuses et fîères d'entrer dans la maison d'un époux qui posssédait déjà un grand nombre de femmes. Soutenue par des théoriciens qui s'ap- pliquaient à en démontrer l'excellence au point de vue domestique et social, et par la religion qui la sanctifiait, la polygamie aurait vécu longtemps si, comme l'avait espéré leur chef, les Mormons, fidèles au passé, étaient restés un peuple de pas- teurs, enfermé dans ses montagnes et son igno- rance. Mais, en ce pays jeune, travaillé de progrès, la stabilité est un rêve chimérique. Il y a une ving- taine d'années, un chemin de fer perça le rempart des montagnes Rocheuses, les reliant aux États de l'Est et aux villes du Pacifique, et, avec lui, la civi-
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lisalion pénétra. Des milliers de « Gentils », attirés par les richesses minérales de la région, envahi- rent le bassin du lac Salé, apportant l'industrie, la science, les idées nouvelles, et appliquant les lois sur la polygamie. Pressée de nouveau par l'étran- ger, attaquée au cœur même, la société mormonne aurait dû disparaître; mais, avec cette souplesse particulière aux Américains, elle se modifia, rentra dans les cadres du siècle, et aujourd'hui, bien qu'elle ait gardé son organisation théocratique, son Président, ses Apôtres, ses Septante, ses An- ciens, ses grands Prêtres et ses Diacres qui peu- vent à toute heure visiter les fidèles, s'enquérir de leur état d'âme, lire la Bible et prier avec eux, toute sa forte hiérarchie et sa vie religieuse, sa transformation est si profonde que parmi les fidèles, il n'est pas rare d'entendre condamner ouverte- ment la polygamie des ancêtres et que dans la jeunesse mormonne les esprits s'ouvrent entière- ment à la civilisation moderne.
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Soirée avec le Docteur X..., un des principaux membres de la Société des Saints. Intérieur pai- sible, d'une intimité tout anglaise. Une jeune femme, gracieuse, nous introduit dans un cabinet de travail tendu de nattes, au bureau chargé
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d'épreuves, et, en caressant deux beaux enfants qui se blottissent timides près de son rocking-chair, elle nous entretient de l'Europe et de la France. Bientôt le Docteur paraît; c'est un homme jeune, aux yeux pénétrants, au front de penseur; il nous parle de 1 Angleterre et de la Société Royale de Londres dont iJ est membre correspondant, de l'Institut de Paris, d'où il arrive, et, en nous reconduisant à notre tramway électrique, il nous décrit la dernière mani- festation des étudiants sur le boulevard Saint- Michel....
5 août. "
Promenades et visites dans Sait Lake City avec notre nouvel ami le Docteur. Nous allons par de larges avenues de mûriers et d'eucalyptus ; notre voiture s'arrête çà et là, devant de grands édifices. Écoles, Université, Collège; des Mormons nous y reçoivent avec une simplicité cordiale, nous montrent des laboratoires richement aménagés, avec les plus récentes inventions de la mécanique et les meil- leurs appareils scientifiques de l'Europe, des col- lections de minéraux de l'Utah qu'envieraient nos musées, des salles de conférences, des classes, de savants programmes. Ce que valent ces Écoles, nous n'en pouvons juger; mais, d'après les conver- sations, il me paraît qu'on s'y préoccupe beaucoup
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de l'hygiène et de la formation du caractère, qu'on surveille au dehors les manières et la conduite des étudiants « non dans un esprit d'inquisition, mais de profonde sympathie », me disent les profes- seurs, et qu'on s'efforce de faire de l'Université un milieu domestique et moral. Lesjeunes Mormonnes suivent les mêmes classes que les garçons, mais on ne perd pas de vue leur destinée future d'épouse et de mère, on les prépare aux devoirs de la famille et, en général, à la vie. — Le principe est excel- lent; l'application l'est peut-être moins. Dans les circulaires adressées aux professeurs pour l'édu- cation des « filles de Sion », je relève des sujets qui, à notre réserve européenne, paraîtraient bien étranges. Que penser, par exemple, d'une leçon sur les fiançailles et d'un cours on kissing?
En sortant de l'Université de l'Utah, nous allons saluer Wilford Woodruff, le président de l'Église mormonne; à la Bee-Hive house, l'ancienne rési- dence de Brigham Young, sorte de ruche formée d'une suite de cottages pareils à des cases et ayant chacun une entrée particulière. Nous trouvons le Président dans une salle très simple, aux chaises de paille, écrivant à une petite table; c'est un grand vieillard qui porte allègrement ses quatre-vingt- six ans, d'une belle attitude tranquille, et dont la physionomie, à la fois douce et forte, n'a ni l'exal- tation qu'on devine dans les portraits de Joseph Smith au nez effilé, au front rétréci et fuyant de
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mystique, ni l'autorité pesante de Brigham Young aux membres d'athlète, au col de taureau et aux lèvres impérieuses. 11 nous reçoit avec cette cor- dialité mormonne qui a gardé comme un parfum de simplicité patriarcale, nous souhaite la bien- venue dans rUtah, nous parle agréablement de la France, et, à la requête du Docteur X..., nous accorde la permission de visiter le Grand Temple. — Dans les jardins qui l'environnent, nous avons d'abord une scène charmante : quatre mille jeunes gens, adolescents aux membres élancés, jeunes filles fraîches et roses, aux mouvements gracieux, assemblés pour répéter un chœur, évoluent en chantant, déroulant sous les arbres leur chaîne qui se brise et se noue en cadence, harmonieuse guirlande autour des gazons verts, et nous admi- rons ces corps souples, cette vie florissante et saine dont les Mormons ont conservé le culte ; puis nous entrons dans le Temple, et, pendant que du haut de l'estrade aux sièges de bois ouvragé nous examinons l'édifice, l'immense nef avec ses gradins où les jeunes gens prennent place, les voûtes blanches où sont représentées les différentes scènes de la vie du Prophète et de Brigham Young, après s'être consultés à voix basse, les Mormons, qui ont toutes les cordialités, demandent aux enfants s'ils savent the song of France. Aussitôt des centaines de mains répondent, les orgues retentissent, les jeunes Mormons entonnent notre hymne national,
74 LA SOCIÉTÉ américain!;.
et dès les premières notes, entraînés par cet air héroïque, tous se lèvent lançant à pleine voix les strophes éclatantes qui s'envolent glorieuses d'un grand souffle de vie, et c'est un spectacle d'une émotion inoubliable que celui de ces multitudes d'adolescents qui, au fond des montagnes Ro- cheuses, à deux mille lieues de la patrie, nous redisent le « chant de la France ». — Mais qu'au- raient pensé Brigham Young et le Prophète, eux qui voulaient garder leur peuple de la contamina- tion de l'étranger, de cette double profanation, le Temple ouvert à des Gentils et les enfants des Saints chantant la Marseillais e'î
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Je cause avec le Docteur et ses amis; ils me disent l'organisation de leurs Écoles et du Collège des Lutter 'Day-Saints où l'on enseigne les langues vivantes, les sciences, l'histoire, la philosophie, l'économie politique; ils parlent de leurs progrès futurs, laissant voir à leur insu combien ils sont pénétrés de l'esprit nouveau, et, en les écoutant, on ne peut s'empêcher de se demander quel sera l'avenir de cette société Mormonne. Déjà, sous l'influence étrangère, elle a renoncé à la poly- gamie, s'est pliée aux mœurs américaines, ne gar- dant du passé que ses formes religieuses, un goût de
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vie rustique et de simplicité. Que sera-ce lorsque la science, à qui ils s'ouvrent si largement, péné- trera curieuse dans le Tabernacle et lèvera le voile des légendes dont la religion de Joseph Smith a enveloppé ses origines? Et si, comme il n'est pas impossible, la croyance survit à cet examen des- tructif, si la foi à l'Évangile de la colline Cumorah et aux visions du Prophète subsiste dans l'âme des jeunes « Saints » avec les méthodes scientifiques, n'est-il pas probable que les éléments dissolvants de la civilisation moderne désagrégeront cette société si unie, la disperseront dans les innombrables sectes religieuses de l'Amérique et que de ce prodigieux effort pour ressusciter au dix-neuvième siècle les formes du passé, rien ne restera que le souvenir d'un grand avortement?
Mais non ; cette race éminemment pratique, même en ses exaltations, ne perd point de vue la terre et travaille sur la réalité; cette explosion de foi et d'énergie n'aura pas été vaine : il en demeurera, avec le souvenir d'une expérience utile peut-être, un pays transformé, la vie créée en des régions stériles, une cité florissante au milieu du désert. J'ai voulu la revoir une dernière fois, le soir. Dans la nuit commençante, les villes américaines ont toujours plus d'attraits. Tout ce qu'il y a en elles de trop neuf, de heurté, de banal, s'atténue et s'efface et il ne reste plus sous la beauté du ciel que la poésie de l'immense, le charme mystérieux
76 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
de la vie qui sommeille. Dans la campagne, non loin de Sait Lake City, il est une colline d'où l'on découvre la profondeur du paysage. Je l'ai gravie au crépuscule. L'ombre était douce, la lune repo- sait déjà entre les hauteurs sereines, dans les nuées immobiles d'un bleu tranquille et gris ; au bord de l'espace, une rougeur demeurait ouvrant l'horizon d'une clarté lointaine qui semblait élargir le désert, et, seule entre les monts revêtus de silence, avec ses lumières qui mettaient dans l'ombre un rayon- nement de >'ie, la cité des Saints du Dernier jour, conquise sur la solitude, se levait en ses verdures opulentes avec la force sûre des choses qui ne craignent point l'œuvre du temps.
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CHAPITRE V
DE SALT LAKE CITY A SAN FRANCISCO
6 août.
Trente-cinq heures de route à travers les plaines du Wyoming et de ITdaho. Le passage de la civili- sation à la sauvagerie se fait de nouveau sentir, plus vif encore qu'après Chicago, Kansas ou Denver. En quittant la ville de Sait Lake, on se perd dans un chaos de cirque, de plaines de sel dont l'éclat éblouit, de montagnes, de gorges ser- rées entre des masses de basalte noire dont on voudrait écarter l'oppression, de torrents qui bon- dissent dans les rocs, entraînant avec eux des arbres desséchés et tordus; au loin, des convois d'immi- grants, des chariots grossièrement couverts de bâches grises, cheminent dans le désert; on aper- çoit quelques stations misérables, des cabanes de
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planches, avec une poignée d'hommes, nègres, Allemands, Irlandais, Chinois, débris de toutes les races et de tous les peuples refoulés sur les limites de la civilisation. C'est le Far-West dans sa gran- deur sauvage à peine entamée....
Vers le soir, rencontre d'un Indien, à cheval près d'un torrent ; on ne voit de lui qu'une veste rouge et la saillie cuivrée des pommettes sous de longs cheveux plats. C'est le seul être que nous ayons aperçu depuis une centaine de milles. . . . Main- tenant c'est de nouveau la solitude, une plaine sablonneuse, sans traces de vie. — Brusque arrêt du train, bruit de contestations entre les employés et des hommes inconnus : ce sont trois mineurs, renvoyés comme beaucoup d'autres des montagnes Rocheuses par la crise monétaire qui a fait sus- pendre l'exploitation des mines d'argent : ne pou- vant payer leur place, ils s'étaient attachés sous les wagons pour retourner jusqu'au Pacifique. On les fait descendre; le train repart; eux, continuent leur route à pied dans le désert, avec une expression de résolution morne; bientôt ce n'est plus qu'un point noir dans l'immensité des sables....
Au sortir de la vallée de la Snake River et des montagnes Bleues, nous entrons dans la réserve
DE S ALT LAKE CITY A SAN FRANCISCO. 79
des Indiens Umatillah et le paysage change. Pen- dant plusieurs heures, la route court entre des vestiges de campements, des piquets, des restes de feux, des huttes de branches réunies en fais- ceaux, couvertes de nattes de joncs et de morceaux d'étoffes, constructions hâtives et éphémères, des champs de blé court et pâle, pauvres essais de culture qui trahissent l'impuissance du nomade à se plier à la vie agricole, et des groupes de femmes enveloppées de châles aux couleurs vives assises dans les herbes, le regard perdu à l'horizon, tandis que des hommes vêtus de peaux de bêtes et de vestes rouges abreuvent aux cascades leurs che- vaux qui hument l'air avec une impatience de l'espace; au loin, d'autres parcourent la plaine, à cheval, avec enfants et bagages, errant à la recherche d'un campement, ou allant toucher aux stations voisines les rations de blé et de riz que le gouvernement américain leur alloue en échange de leurs terres, et il y a dans toute leur attitude, le port droit, la tête haute, les mains distraites ayant lâché les rênes, les pieds pendants, aban- donnés aux flancs de la monture, une indicible expression de fierté et de résignation lasse.... Et longtemps nous les suivons du regard. Ces anciens maîtres de la Prairie, spoliés, aimant mieux mourir libres que subir les jougs de la civiHsation, inspi- rent une sorte de compassion mêlée d'un respect, et, seuls, ils donnent à l'étranger cette impression
80 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
du recul des âges qui manque à rAmérique. En notre vieille Europe, où tant de générations ont laissé leur empreinte que le sol est comme pénétré d'âme et que le voyageur ne peut faire un pas sans que des cathédrales, des ruines des manoirs, des pierres même du chemin, un chœur d'idées se lève et le suive harmonieux, on ne saurait imaginer la tristesse de ces civilisations neuves d'où l'on n'entend jamais monter le souvenir des généra- tions disparues. Vainement on cherche à se dis- traire par des spéculations américaines, on calcule combien d'années il faudra pour défricher ces terres et peupler ces pays ; à traverser cette nature muette où l'humanité n'a encore rien mis d'elle, l'âme se sent opprimée du silence et s'affaisse sur elle-même, accablée d'isolement. Mais au passage des Indiens, tout se transfigure : mille récits de Cooper et de Longfellow, mille légendes de la vie primitive, guerriers revenant du combat couronnés de plumes d'aigle, chasseurs courant les buffalos dans la montagne, jeunes gens dansant autour des feux, les rondes de la tribu, vieux chefs adorant le Grand Esprit dans la forêt au lever du soleil, se pressent en l'imagination comme un essaim chan- teur, et la solitude s'anime : ces hommes au man- teau rouge et aux longs cheveux noirs qui che- vauchent dans les herbes, c'est la poésie du passé qui traverse la plaine....
DE SALT LAKE CITY A SAN FRANCISCO. 81
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7 août.
Nous suivons les déserts de la Colombia. — Ni le plateau aride du Mississipi aux montagnes Rocheuses, ni même les terres de soude des bords du lac Salé n'égalent en sauvagerie ces plaines de sables stériles où, sous un ciel de feu, la rivière de rOrégon traîne ses eaux blafardes entre des monts pelés et des dunes jaunâtres. Pas un arbre, pas une touffe d'herbe, rien qu'un grésillement de lumière qui vibre ardent et sec sur les sables brûlés. C'est le désert dans son âpreté redoutable où se heurte l'énergie des Américains. Ils ne reculent pas cepen- dant : ici, ils ont planté des saules, construit quel- ques cabanes à leur ombre, et c'est une ville, les Willows; là, des pionniers ont élevé une hutte; ailleurs, un piquet avec une boîte à lettres et un écriteau indiquant l'emplacement d'une cité future, déjà inscrite au livret du chemin de fer. Dans quel- ques mois, elle existera.
Étrange voyage que la traversée de ces déserts où la civilisation s'obstine à pénétrer! On vit à l'aventure, au hasard des lunch-rooms espacées le long de la voie à des centaines de milles; des tourbillons de sable, chassés par un vent de four- naise, entrent dans les wagons, cinglant le visage d'un grésil embrasé; pour compagnons de route,
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82 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
des pionniers, des mineurs, des immigrants, des blancs, des noirs, réunis pêle-mêle dans cette éga- lité des races et des individus devant la seule nature. L'un d'eux, qui a dépensé sans doute son dernier dollar pour payer sa place, fait une quête ; fière- ment, la tête haute, il nous tend un poème où il nous rappelle que ce serait vanité de nous croire supérieurs à lui, qu'un jour aussi, peut-être, nous aurons besoin d'aide : « There is nothing very stri- king — In the finest kind of dust, — And the lime may not be distant^ — When you will lack boih sirenglh and will ». Il ajoute qu'il jugera à la manière dont nous le secourrons si nous sommes une âme géné- reuse ou a shame Pharisee, un honteux pharisien. — Là-bas, tout au fond du wagon, une multitude de Chinois en tunique de lustrine, le crâne à demi rasé sous une calotte noire d'où s'échappe une queue luisante, les traits effacés dans un empâte- ment jaune, nous considèrent avec une ironie pla- cide du coin de leurs yeux obliques.
Le train avance lentement. Au loin, les sables se déroulent toujours à l'infini....
II
9 août.
Ce pays est trop vaste, ses oppositions trop brusques. Après avoir suivi une journée les rives
DE SALT LAKE CITY A SAN FRANCISCO. 83
mortes de la Colombia qui, aux Dalles où des coulées de basaltes soulèvent en cascades ses eaux paresseuses, change soudain d'allures, court entre des sommets verts, des villages, des scieries, des pêcheries où l'on aperçoit des corps nus d'Indiens, debout sur les rochers, les cheveux noirs au vent, harponnant dans l'eau écumeuse des saumons et des truites, des vallées où bondissent des chevaux enfoncés jusqu'au col dans l'herbe fraîche, on s'arrête à Portland, pensant trouver un petit port rustique ; mais sur ces rivages lointains où il n'y avait naguère qu'un hangar, dépôt des provisions apportées aux settlers, s'élève, au confluent de la Colombia et de la Willamette, entre des nappes d'eau, une cité de 80 000 habitants entourée de faubourgs qui sont déjà des villes. La civiKsa- tion, descendant avec les rivières des montagnes Rocheuses, a afflué aux bords du Pacifique, s'épandant sur la côte en cités populeuses. Je par- cours Portland et les environs; j'essaie d'en fixer les souvenirs, mais il y en a trop, tout se mêle; je ne vois qu'un chaos de navires, de maisons, de docks, d'îlots, de forêts, de rues affairées, de vie abondante dans une nature prodigue. Seules quatre ou cinq images se détachent moins confuses : le panorama de la cité, vu du belvédère de la State- House d'où l'on découvre la ville dans une mer de verdure entre les monts de la Côte et la chaîne des Cascades où brille le mont Hood au capuchon de
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iioige; — le Bureau d'Immigration où sont exposés les fruits de l'Orégon, énormes et gonflés de sucs et où l'on nous offre des terres sur le littoral; — le fort do Vancouver, petit fort paisible, avec des chalets et des pelouses où des soldats et des jeunes filles en robes blanches jouent au lawn- Icnnis; — un cimetière sur les collines, descendant en pentes adoucies jusqu'aux rives bleues de la Willamette, et qui semble un jardin où les tombes disparaissent sous les arbres à fruits, les oiseaux et les fleurs; — et, dans la ville, une population môlée, composée surtout d'Allemands et de Célestes qui, avec leurs tuniques aux manches flottantes, leurs pantalons de lustrine larges comme des robes, leurs membres grêles, leur longue natte, leur pas discret et silencieux dans des chaus- sures molles, circulent étranges et pareils à des femmes....
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Ils en ont aussi les occupations. A l'hôtel, ils font une partie du service, préparent nos repas, et tout à l'heure, dans l'ombre d'un couloir, j'ai frôlé un Chinois qui rapportait des corbeilles de linge. Cette intrusion des hommes jaunes jusque dans la vie domestique froisse singulièrement nos habi- tudes européennes. Peut-être est-elle une nécessité
DE SALT LAKE CITY A SAN FRANCISCO. 85
en ce Far-West où, la démocratie étant parvenue à ses limites extrêmes, il est impossible de se faire servir par les Américains. A mesure en effet qu'on s'éloigne de Test, les allures et les prétentions des servantes deviennent de moins en moins tolérables. A New York, elles n'affectaient que de la dignité ; à Chicago, elles n'étaient que familières; à Kansas et à Denver, elles avaient déjà une pointe d'imper- tinence : ici, elles vous accablent de leurs airs supérieurs. Il faut les voir servir : droites et dédai- gneuses, en toilette de mousseline, des fleurs au corsage, la coiffure compliquée de frisures et de perles, les mains blanches ornées de bagues appuyées à votre table et le regard loin de vous, elles laissent tomber du bout des lèvres en un murmure indistinct l'énumération du menu, puis, sans écouter la réponse, apportent un plateau chargé de mets bizarres, mélange d'épices améri- caines et de sauces chinoises, et disparaissent sans que nul ose s'exposer, en les faisant revenir, au regard dont elles écraseraient l'audace d'un rappel. « Il ne faut pas s'en étonner, me dit un ami habitué à ces mœurs : ces jeunes filles ne sont pas des ser- vantes au sens où nous l'entendons en Europe; elles n'appartiennent pas à cette classe, chez nous si nombreuse, que l'encombrement des carrières, les préjugés des vieilles civilisations, et aussi le manque d'initiative et de culture, condamnent pour la vie aux fonctions subalternes. En ce pays d'éga-
86 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
lité, OÙ l'énergie individuelle et la multitude des Toies qui lui sont ouvertes justifient toutes les ambitions, une telle classe n'existe pas. Ces ser- vantes du Far-West sont pour la plupart des jeunes filles de familles aisées; elles ont reçu quelque éducation, et, au lieu de regarder la domesticité comme une situation définitive, elles n'y voient jamais qu'un stage, ou plutôt un degré pour s'élever plus haut. Aussi, loin de se laisser absorber par ces travaux serviles, elles prétendent y con- server une part d'indépendance , imposent leurs conditions, exigent cent cinquante francs par mois, plusieurs heures de liberté par jour et un jour de congé par semaine, des occupations fixes d'où elles excluent les besognes qu'elles jugent dégra- dantes et, le contrat passé, ne tolèrent aucun empiétement sur leurs loisirs et leurs droits. En réalité, il n'y a ici ni serviteurs ni maîtres, mais seulement des personnes qui ne peuvent suffire elles-mêmes aux travaux du ménage et d'autres, les helps, qui consentent à les aider et sont souvent infiniment supérieures à celles qui les emploient. » — J'observe quelques-unes de ces servantes; plu- sieurs ont, en effet, une distinction réelle; une surtout, fine, élancée, le profil très pur couronné d'une royale chevelure blonde , a une grâce suprême et Ton éprouve un malaise à la voir, si délicate et souveraine, passer chargée de lourds plateaux autour des tables où s'accoudent les
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setllers. — Mais, avec de telles domestiques, il faut le plus souvent se servir soi-même. Je dîne hier chez des amis ; la demeure est confortable, presque luxueuse : nous voyons à peine la maî- tresse de maison, qui depuis plusieurs mois n'a pu trouver une « aide » ni se résigner au service des Chinois. Même chez les familles opulentes et qui ont une maison nombreuse, le service est défec- tueux, les domestiques ignorant leur métier, se désintéressant de leurs fonctions temporaires, tou- jours prêts à les quitter dès qu'une observation porte atteinte à leurs droits. Et, leurs prétentions, loin de diminuer, se propageant, comme il est naturel, avec les idées démocratiques et devenant chaque jour plus exigeantes, un temps viendra sans doute où il sera impossible de se faire servir aux États-Unis. Les Américains s'en préoccupent peu. Ils envisagent la question avec une sorte d'indifférence fataliste, comme une conséquence inévitable de leur esprit d'égalité. Plusieurs à qui je demande comment se feront les travaux du ménage lorsqu'il n'y aura plus de serviteurs, me répondent avec une assurance tranquille que la mécanique y pourvoira. Déjà, mille inventions, calorifères, monte-charges, brosseuses, lessiveuses automotrices, les abrègent; mais ce n'est là que le commencement du progrès : plus tard, tous les travaux domestiques seront exécutés par des machines et des sociétés coopératives, et Tun
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d'eux, qui a lu le Looking Dackward d'Edward Bel- lamy, ce rOvc d'une société fondée sur le machi- nisme, me décrit avec un enthousiasme con- vaincu l'organisation de la maison de l'avenir où les servantes seront remplacées par des piles élec- triques. En attendant, on se résigne, dans l'Est, au service de nègres et d'Irlandaises ou d'Allemandes incapables dont les prétentions ne tardent pas à égaler les exigences américaines, et dans TOuest, à « l'aide » d'hommes jaunes et de jeunes Glles élégantes, futurs professeurs ou grandes dames.
III
12 août.
Embarquement sur le Stnte of California qui descend le Pacifique jusqu'à San Francisco. Le p^aquebot, petit navire de cabotage à carène lourde, est mauvais et la foule des passagers — actrices, chanteurs, immigrants, écume de toutes les nations et de toutes les classes — est grossière ; réunis dans la salle de l'entrepont, ils étalent avec une liberté insouciante le débraillé de leurs habitudes, les jeunes filles tapant des polkas sur un piano criard, chantant d'une voix nasale des romances d'une sentimentalité vulgaire ou flirtant impudemment, les. hommes et les femmes, étendus sur des ban-
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quettes, mâchant des morceaux de gomme et des boules de tabac. Mais loin d'eux, sur le pont désert, la traversée est délicieuse. Dans la nuit tiède, par- fumée de fraîcheurs marines, sous les étoiles sereines, nous descendons la Colombia entre des profondeurs de verdure; au matin, après une relâche au petit port d'Astoria d'où l'on rapporte des citrons et des bananes, laissant derrière nous les hauteurs dorées de l'Orégon, nous entrons dans le Pacifique ; le navire glisse avec une lenteur silencieuse; un brouillard nous enveloppe d'une blancheur tranquille; nul bruit, nul souffle.... Et après le mouvement de la vie américaine c'est un charme infini qui explique le penchant de cette race, surmenée par une fièvre d'action, pour le calme des traversées, les longues journées de mer où l'esprit se repose au bercement des flots. En cet apaisement, il se fait une détente de l'être ; on se déprend de ses préoccupations et de son moi; les images extrêmes de ce jeune monde qui depuis quelques semaines se pressaient dans l'imagina- tion, sociétés nouvelles, populations cosmopolites, cités naissantes, prairies et déserts à demi défri- chés, se dispersent et s'effacent. On ne songe plus à cette terre d'Amérique qui derrière la brume interposée entre le regard et l'horizon s'ouvre immense au travail des générations modernes ; on ne songe même plus, tant la paix souveraine de l'espace affranchit la pensée, au Vieux Monde où,
90 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
par delà l'Océan, se continuent les labeurs des siècles : Europe, Amérique, civilisations anciennes et nouvelles, bruits des hommes qui troublent un moment de leurs vaines agitations l'éternelle séré- nité des choses, on oublie tout, et Ton demeure étendu sur le pont, sans pensées, suivant en un rôve vague les constellations inconnues qui décri- vent à l'infini leurs orbes silencieux, et, aux heures du soleil, un vol d'albatros qui planent au-dessus du sillage, les ailes ouvertes et immobiles....
CHAPITRE VI
LA CALIFORNIE
San Francisco, 16 août.
— Des fleurs ! des fleurs !
Sur le quai de San Francisco une petite fille offre des roses, des chrysanthèmes du Japon aux pétales effilés, des pois de senteur aux couleurs fraîches, et cette vision aimable, une des premières que j'ai eues en débarquant, m'est restée si vive, que pour exprimer l'attrait de la Californie il ne me vient que l'image d'une corbeille de fleurs sou- riantes.
Cette contrée ne ressemble nullement à ce que nous avons vu jusqu'ici de l'Amérique. Ce ne sont plus les horizons sans limites, uniformément assoupis ou tourmentés du Far West, la Prairie rebelle dans sa grandeur stérile ou sa fécondité
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débordante, mais des vallées harmonieuses, entou- rées de montagnes qui se détachent claires sur l'azur, des côtes agréablement découpées où les eaux du Pacifique pénètrent en lacs limpides entre les Portes d'or, collines ensoleillées qui s'ouvrent sur la mer, une campagne odorante de citronniers, de vignes suspendues aux coteaux, et, sous un air léger imprégné de lumière, une nature sereine d'une exquise douceur.
Et la ville paraît délicieuse, juste assez régulière pour conserver un air d'américanisme et comme faite à souhait pour charmer le voyageur après l'uniformité de l'Ouest. Les rues, aux maisons blanches, montent et s'abaissent le long des col- lines; les façades, moins hautes que celles de Chi- cago ou de New^ York, sont ornées de balcons joli- ment ouvragés; dans certaines avenues, devant les habitations aux formes originales, des cactus- cierges hauts de quinze mètres s'élancent d'un seul jet entre les tiges de palmiers, et depuis le parc aux plantes exotiques qui, au milieu des cèdres et des thuyas, effeuillent leurs parfums sur les allées de sable rouge que traversent d'élégants bogheys, jusqu'au port, vaste comme un golfe, où se pres- sent des centaines de navires de tout pavillon, aux rues populeuses où, à côté des vitrines brillantes de toilettes et de bijoux d'Europe, s'entassent sous des auvents des montagnes de fruits de Cali- fornie, pastèques à pulpe rose fraîche sur Técorce
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verte, grappes de raisins noirs, pêches vermeilles, oranges et bananes dorées, tout respire l'opulence, la vie prospère, aisément satisfaite.
La population, elle aussi, a un charme particulier. L'Espagne a passé là et a laissé un peu de la cha- leur du sang de la Castille ; on voit moins de jeunes filles pides, de Yankees nerveux, d'immigrants au type indécis, mais beaucoup de femmes brunes, aux yeux noirs et veloutés, gracieuses dans leurs robes légères, une touffe de chrysanthèmes au cor- sage, et joliment frissonnantes le soir sous leurs fourrures au vent frais de la côte; des Mexicains au profil bronzé à demi Espagnols, et aussi des Canadiens qui ont conservé dans la parole et le geste certaines vivacités françaises ; et tous, quoique très animés, n'ont plus l'agitation des hommes de Chicago; il y a dans leurs allures un air facile, heureux comme la nature qui les entoure. Ici, l'ac- tion n'est pas devenue fièvre; elle n'est encore que la surabondance de la vie et comme son épa- nouissement.
* * *
Un seul spectacle gâte cette ville aimable et vous y redonne brusquement les sensations d'inachevé du Far West : c'est celui des Chinois, plus nom- breux qu'à Portland, et plus âpres: ils sont là qua- rante mille pullulant comme des rongeurs dont
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ils ont l'œil rapace, les dents aiguës, la queue mince et jusqu'aux habitudes de vie souterraine. Ils ont leurs caves au cœur même de San Fran- cisco; la Chinaiown^ où nous descendons avec un détective, quartier immonde, lacis de ruelles obscures, à peine éclairées de quelques lanternes de papier, tortueuses, serrées entre des échoppes et des constructions affaissées, débordant d'en- caissements difformes, et sous ces repaires s'en creusent d'autres, des boyaux allongés dans le sol, si étroits que deux personnes n'y peuvent passer de front, aux parois visqueuses, s'ouvrant sur des trous noirs. C'est là que, le soir venu, le butin amassé, les Chinois se retirent, enfermés dans leurs habitudes, vivant d'une poignée de riz, ado- rant leurs fétiches, réglant leurs querelles, silen- cieusement, d'un coup de poignard dans l'ombre, et, sous les lampes huileuses, un air lourd d'éma- nations humaines, avançant à tâtons dans ces galeries, nous apercevons leurs entassements désordonnés, des centaines de corps qui grouillent, tandis que d'autres, étendus dans une salle basse sur des entablements élevés jusqu'au plafond, les yeux clos, une pipe mince aux lèvres, gisent immobiles, grisés d'opium, en une fumée épaisse où l'on ne discerne d'eux qu'une masse inerte, une figure stupéfiée dans une torpeur bestiale.... On sort de ces antres alourdi, envahi d'animalité, et il ne faut rien moins que toutes les élégances de San Fran-
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cisco, les avenues claires, les fleurs, les femmes aux manières affinées, pour effacer quelque peu cette vision de barbarie.
II
Palo Alto, 18 août.
Des amis californiens m'emmènent aux environs de San Francisco visiter l'Université de Leland Stanford Junior. Malgré ce qu'on sait déjà des contrastes et des surprises de l'Amérique, on ne peut se défendre d'un étonnement de trouver dans ce coin de Californie, en un village et presque à la sortie de la Ghinatown, des laboratoires, des appareils scientifiques, une bibliothèque riche de quatre mille manuscrits et de quinze mille volumes parmi lesquels tous nos classiques, Voltaire, Jean- Jacques Rousseau, et jusqu'à des livres de philo- logie romane et des grammaires de Langue d'oïl. — Son aspect d'ailleurs n'a rien d'universitaire ; avec ses bâtiments d'architecture originale, espagnole ou mauresque, à toiture basse comme il convient aux pays chauds, formés d'arcades s'ouvrant à l'intérieur sur une cour blanche où fleurissent des aloès et des palmiers, ses pelouses pour le jeu de tennis et de base-bail, son cadre de montagnes pit- toresques, dans la vallée de Santa Clara, elle n'éveille
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que (les idées de vie heureuse et libre. Morne impres- sion chez les professeurs que je visite dans leurs cottages, épars le long de la route non loin des grands ombrages auxquels le village de Palo Alto doit son nom ; je vois des hommes vigoureux, d'une force presque rustique, d'esprit indépendant, s'inté- ressant à toutes choses, parlant de l'Europe et de la vie des settlers, des chercheurs d'or et des Indiens, discutant avec une juvénile audace tous les pro- blèmes de la civilisation et de la vie, et si peu mar- qués de l'estampille universitaire qu'en les écoutant il me faut un effort pour me rappeler que ce sont là des « gradués » de Harvard ou de Gornell, des professeurs ayant sur la table voisine, dans leur cabinet de travail, le livre ou le cours commencé. Ces gens-là n'ont point notre usure, ne sont point obligés de concentrer leurs forces en se spéciali- sant; ils sont encore à l'âge heureux où le travail cérébral n'est qu'une fonction, où l'être ne fléchit pas sous le poids de l'idée.
Assis familièrement aux portes des vérandas ou sur les marches de l'Encina Hall, la maison des éludianls, ils me disent l'origine de l'Université, son organisation et son esprit. Sa création est toute d'initiative privée. De riches propriétaires de Californie, M. Stanford et sa femme Jane Lathrop, perdirent il y a quelques années leur fils unique Leland âgé de seize ans ; leur désespoir fut immense ; mais chez ces âmes américaines toujours énergi-
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ques, la douleur se tourne aisément en charité active : M. et Mme Stanford résolurent de donner une part de leur fortune désormais inutile à l'édu- cation des jeunes gens et de fonder une Université à Palo Alto. L'État de Californie accepta le projet; la première pierre fut posée au mois de mai 1887, et quatre ans plus tard l'Université s'ouvrait avec plusieurs centaines d'étudiants. Par une pensée touchante, ses fondateurs lui donnèrent le nom de l'enfant mort, « persuadés, dirent-ils, que, s'il avait vécu, il aurait aimé voir consacrer une partie de nos biens à une telle œuvre ». Aujourd'hui l'Université compte près de huit cents étudiants, parmi lesquels deux cent vingt-sept femmes, M. Stanford ayant voulu que l'enseignement supérieur fût accessible aux jeunes filles « parce qu'il est d'une importance extrême que les mères des générations futures soient capables de façonner l'esprit de leurs enfants et de les diriger, et que les droits de la femme sont les mêmes que ceux de l'homme » . — Tous les cours sont gratuits, car l'Université est riche : M. et Mme Stan- ford l'ont dotée avec munificence, lui donnant des propriétés à Palo Alto, à Gridley, à Vina, cent soixante mille acres de terres toutes fertiles, en blés et en vignobles. Elle est administrée par un conseil de vingt-quatre curateurs, nommé à l'ori- gine par M. Stanford et remplissant lui-même ses cadres par élection à la retraite d'un des membres ; ce conseil a de pleins pouvoirs pour choisir le
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Président et les professeurs, fixer leur traitement, veiller à l'observation des statuts et administrer les biens; il doit seulement un compte de gérance annuel au Gouverneur de la Californie. Outre les sciences naturelles, les mathématiques, l'histoire, la philosophie et les lettres, l'Université — et c'est là son caractère original et qui montre quelle importance on attache ici au côté positif de l'édu- cation et aux questions sociales — enseigne : la mécanique, « dont l'étude est indispensable en un âge où la force des machines doit se substituer de plus en plus à celle de l'homme »; l'agriculture, « car il est inadmissible que le travail qui nous met en contact avec les mystérieuses énergies de la nature d'où dépend la vie de l'humanité soit abandonné aux routines de l'ignorance »; enfin, l'économie politique, divisée en trois sections : dans la première, on traite du développement des sociétés industrielles, des corporations, des ré- formes économiques du dix-neuvième siècle, des symptômes du mécontentement moderne, des avan- tages et des dangers des révolutions dans l'indus- trie, des finances et de la dette publique; dans la seconde, du développement des institutions et des forces sociales, des phénomènes anormaux, des causes du vice et de ses conséquences, du crime et du paupérisme; enfin, dans la troisième, des origines de l'État, de son histoire, et du méca- nisme de son gouvernement. Le fondateur de
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l'Université voulait qu'on fît une large place à ces études politiques et sociales. « Ce n'est que par elles, disait-il, qu'on peut dans une démocratie tenir les citoyens en garde contre les séductions des politiciens qui recherchent les distinctions et les postes officiels, sans se soucier d'acquérir les connaissances indispensables à leurs charges, égarant les esprits par des promesses fallacieuses, et faire comprendre aux jeunes gens l'influence des lois du travail et du principe de la coopéra- tion. » — Il attachait une grande importance à ce principe, où il voyait le salut des sociétés futures, ainsi qu'au développement du sentiment religieux : « N'oubliez point, disait-il aux jeunes gens, que vos études ne doivent pas seulement vous rendre in- struits dans les sciences, mais développer votre nature morale et religieuse. » Aussi, par un article spécial des statuts, il enjoignit aux curateurs de veiller à ce que les lois du travail et de la coopé- ration fussent toujours enseignées dans l'Univer- sité, des services religieux célébrés le dimanche dans la Chapelle, et des instructions religieuses undenominalional données aux étudiants : on doit leur enseigner l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et leur apprendre « que l'obéissance aux lois divines est le premier devoir de l'homme ».
Ainsi le but n'est pas ici de faire des savants ; il est à la fois plus modeste et plus ambitieux : on veut former des Maîtres es arts et des Docteurs qui,
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au sortir de l'Université, soient « animés de Tamour du bien public, prêts à travailler aux problèmes sociaux, à prêcher de parole et d'exemple les lois du travail et de la coopération, les devoirs envers l'homme et envers Dieu ' ».
Et pendant que sur les marches blanches de l'Encina Hall les professeurs me disent l'esprit de l'Université de Leland Stanford Junior et le rôle social des étudiants, le soleil dore les collines de Santa Clara, le vent nous apporte, dilatée dans cet air pur de Californie qui inspire une allégresse, la senteur des magnolias en fleurs et des citronniers, et l'on se sent très loin de l'Europe....
III
20 août.
Nous descendons la côte sèche et parfumée jus- qu'au Mexique, nous arrêtant à de jolies villes aux noms sonores, Los Angeles, San Diego, prospères au milieu des palmiers et des vignes. Quel con- traste entre leur opulence et la misère du village mexicain de Tijuana, assoupi près de là sur la fron- tière, dans son incurie! Plus de route; seulement un sentier qui se perd dans des terres molles où notre
i. The Leland Stanford Junior University, {Circulars.)
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boghey enfonce en soulevant des nua ges de poussière rouge qui s'attachent aux vêtements ; pas de mai- sons, mais une douzaine de masures tassées le long d'un chemin gris, et des femmes et des enfants, che- veux embroussaillés et habits en lambeaux, flânant aux portes ; un nègre, accoutré d'un costume d'Eu- rope, faux-col et manchettes empesées, avec un pardessus blanc, un feutre mexicain, une canne au pommeau d'or, et qui semble remplir les fonctions de policeman, vient au-devant de nous : c'est le seul être propre et quelque peu actif du village. Tout dort; au bureau de poste, un hangar poudreux, il faut dix minutes à l'employé pour nous vendre trois timbres ; dans une sorte de lunch-room aux murs noircis notre guide commande une tasse de thé; c'est un bouleversement général : le mari et la femme s'en mêlent, perdent la tête, bousculent les enfants et les ustensiles, et mettent une heure à servir. En attendant, nous regardons les cow-boys à cheval, descendre nonchalamment de la mon- tagne ; ils ont grand air, malgré tout, avec leur face de bronze, aux yeux d'Espagnols, leur sombrero et leurs selles de cuir finement travaillées d'où pen- dent le lasso et les larges étriers de fer mexicains ; arrivés à l'auberge, indolents et superbes, ils se laissent glisser de leur monture, abandonnent les rênes à quelque enfant et s'étendent sous la véranda, la cigarette aux lèvres, suivant du regard les spirales de fumée bleue et les jeunes filles qui
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passent pieds nus dans la poussière, belles en dépit des haillons. Au retour, pendant que le guide presse nos chevaux par le chemin défoncé, je l'interroge sur ces Mexicains; mais, avec un haussement d'épaules, il ne répond que parle dicton populaire : « Ils déjeunent d'un somme, soupent d'une cigarette et, le soir, jouent du banjo », et dans cette réponse brève, soulignée d'ironie, on devine le mépris de l'Américain actif pour cette vie misérable de rêve et d'oisiveté.
En sortant de ce village sordide, c'est un plaisir de revenir à San Diego, d'errer dans les champs de citronniers, les avenues de palmiers et de cactus, ou dans la baie de Coronado au bord du Pacifique, dans les jardins en fleurs qui descendent jusqu'à rOcéan. — Mais,rci encore, la présence des Chinois jette une ombre sur la beauté des choses; ils four- millent sur ce littoral. Fuyant leur pays trop peuplé où quelques-uns ne gagnent pas même cinq cen- times par jour, amenés par de grandes Compa- gnies qui leur avancent le prix de leur passage et s'engagent à rapporter leurs cendres au pays des ancêtres, ils arrivent par milliers, sans famille, dépensant à peine un dollar par mois, pour se loger et se nourrir, résolus à toutes les rapacités et toutes les mesquineries pour retourner plus tôt, enrichis de dépouilles, dans leurs huttes de bam- bous sur les rives du fleuve Jaune, s'abatlant sur cette jeune civilisation comme sur une proie, Non
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seulement ils prennent tous les métiers que délaisse l'ambition américaine, blanchisseurs, cui- siniers, repasseurs, portefaix, mais encore une partie du commerce qu'ils accaparent, et en cer- taines rues ce ne sont que des files de boutiques de planches où se dressent leurs écriteaux mystérieux et où l'on sent, dans l'ombre, leur regard qui vous guette patient et avide. Partout on les rencontre, dans les avenues, la campagne, sur les routes, et, à la longue, le contact de ces hommes inspire une véritable répulsion ; en vain, leurs défenseurs les disent sobres, ponctuels, laborieux, rappellent que dans le Far- West, où la main-d'œuvre est rare, ils ont rendu de grands services au travail des champs, des mines, des chemins de fer : ces êtres qui vivent Beuls, entassés dans des masures et des caves, à côté et en dehors de la civilisation améri- caine, résistant aux efforts des philanthropes et de missionnaires pour les humaniser, dont l'unique pensée est d'amasser de l'or et l'unique idéal une griserie d'opium, qui surgissent par légions, équi- voques et sombres avec leurs vêtements de lus- trine, leur face imberbe, leur natte et leur regard oblique , vous obsèdent comme une puissance occulte et malfaisante. On les sent trop différents de nous, trop fermés à la vie de la race blanche, trop ennemis de nos libres civilisations, qu'ils méprisent de toute la force de leur âme mongole façonnée par des siècles d'étroitesse, et l'on com-
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prend la Geanj Law^ la loi contre l'invasion chi- noise, et l'hostilité des populations qui se révoltent contre eux. Hier encore à Fresno, à Tulare, on les a cernés dans leurs demeures et, sans répondre à leurs questions effarées, les laissant s'étonner en leur anglais barbare et tout mouillé de / que l'Américain, le « Melican boy », les chassât alors qu'il garde tous les étrangers, Allemands, Sué- dois, Irlandais, on les a contraints de partir, ne laissant aux marchands qu'un sursis de quinze jours pour vider le pays. Mais qu'est-ce qu'un sou- lèvement partiel contre un envahissement général? Que peut la Geary Law, alors même qu'on pourrait l'appliquer sans nuire au commerce des États-Unis ou déplaire aux industriels et aux ploutocrates dont les intérêts sont liés à ceux de ces travail- leurs économes qui acceptent d'infimes salaires, contre la force naturelle qui pousse le continent asiatique à déverser son trop-plein sur les contrées voisines? Tout obstacle est ici impuissant : le flot crève la digue ou s'y infiltre, et en dépit des haines, des émeutes et des lois, les Chinois continuent à troubler la civilisation américaine de leur vie jaune et fourmillante.
CHAPITRE YIl
A TRAVERS L OUEST
23 août.
Avant de quitter l'Ouest et pour mieux Tentre- voir, nous parcourons quelques-unes des régions où la civilisation n'a pas pénétré encore. Nous sommes dans FArizona, aux confins du Mexique et des États-Unis, territoire immense, coin de grande nature inviolée. — Depuis deux jours, nous par- courons des déserts de sables et d'aloès,les plaines limoneuses du Colorado, des montagnes aux crêtes nues, des torrents et des plateaux où errent seuls des Indiens et des troupeaux sauvages. A Flagstaff, station de bois à sept mille pieds d'altitude sur la lisière des forêts, la route cesse, et pendant soixante milles, en un pourtour de montagnes, ce n'est plus qu'une végétation de sapins, de mélèzes,
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de yeuses, de gazons se déroulant piqués de fleurs mauves et rouges qui seules animent de leurs cou- leurs la tranquillité verte; et, sauf un chariot d'im- migrants qu'on discerne au lointain cheminant dans les herbes, les palissades d'un ranch^ un bruit de hache, une fumée qui monte des forêts, rien ne décèle la présence de l'homme. Et c'est un calme infini. Tout se tait; le guide même cause peu, et à voix basse; au tournant d'une sapinière, un cow- boy, à cheval, qui semblait guetter notre passage, tire d'une poche de cuir suspendue à la selle un paquet de lettres et, le tendant au conducteur : « Je vous ai attendu deux jours! » — il dit et part sans rien ajouter; à quelques milles de là, d'autres vien- nent encore nous confier leurs missives : un geste seulement, et, éperonnant leur monture, ils s'éloi- gnent dans la solitude, sans un mot. Il semble que la paix (lu désert agisse sur les ùmes et leur com- munique son éternel silence.
25 août.
Campement sous les sapins, au bord du Canon, que nous contemplons du sommet d'un roc qui le surplombe. Aucune parole n'en pourrait exprimer la grandeur sauvage : une entaille de la terre, brus- quement déchirée juscju'à l'horizon sur une Ion-
A TRAVERS L OUEST. 107
gueur de cent quatre-vingts milles, ouverture remuée de gouffres d'où se lèvent à perte de vue des entassements de pics, de crêtes, d'aiguilles, de flèches, de granits béants, véritable chaos qui évoque l'idée des anciens cataclysmes. L'imagina- tion américaine n'a rien exagéré en les baptisant le « Titan des abîmes ».
Nous nous y aventurons le matin avec des mulets, monture presque inutile dans ces crevasses; sous le soleil qui se réverbère en miroitements de feu aux murailles de granit rouge hautes de huit cents mètres, on descend des éboulements de rocs, s'ap- puyant aux sapins qui poussent aux fentes, traver- sant des éclaircies de yuccas et d'aloès, des exca- vations creusées par les eaux, suivant le lit des torrents, franchissant à l'aide de cordages les blocs qui les obstruent et leurs chutes le long des parois lisses, et à deux milles de profondeur on arrive au Colorado, vaste fleuve dont les eaux larges de plus de deux cents pieds, rouges et grossies d'ar- giles entraînées dans leur cours, roulent avec un fracas entre des remparts de granit et disparais- sent torrentueuses, terribles et attirantes comme l'inconnu.
On remonte. La gorge qui, sous la lumière de midi, n'était qu'un embrasement, fraîchit et se colore de la féerie du soir; le soleil tombant sur les murailles rouges pose à leur sommet des pourpres vives et, descendant les pentes de l'abîme
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en ictlels qui se dégradent, met des rayures de diamant aux angles des cristaux, des tons cuivrés aux coulées des quartz, des points d'or aux lamelles des micas, des traînées jaunes aux ner- vures des agaves, baigne de rose le dos des petits lézards qui sautent sur les rochers à notre passage, et ces couleurs toujours changeantes se pénètrent et se fondent en teintes irréelles, tandis que, des herbes tièdes encore dont nous foulons les fleurs, s'élève avec un parfum sauvage une évaporation irisée qui se môle aux derniers rayons et les éteint lentement en des brumes violettes.... Nous nous arrêtons à une clairière, près d'un ruisseau où l'ombre est douce; le guide prépare le campement de nuit, allume des branchages, fait griller des viandes sur les tisons et étend nos couvertures sous les cotonniers. C'est une heure délicieuse. A ces profondeurs, on n'entend que le bruit mouillé de l'eau, la sourde pulsation de la vie végétale, par- fois la chute d'une pierre que détache le pied d'un mulet et dont le roulement se répercute d'abîme en abîme à travers la gorge solitaire ou un tinte- ment de clochettes, en haut, dans le lointain. La lune, (jui se lève à l'orient, verse sa fantaisie sur le calme du soir, prêtant aux granits des formes ima- ginaires, emplissant l'espace de son jour bleuâtre (pii glisse jusqu'au creux des rochers, et, dans cette nuit claire du Canon, à des centaines de milles de toute ville et de toute route, sous l'être
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factice que la vie d'Europe vous a fait, on sent se réveiller les instincts primitifs, et, endormi dans l'herbe sous les étoiles, on rêve d'une vie nomade dans les verdures et le silence, affranchi des civili- sations....
Le lendemain à la remontée, après avoir suivi sur les parois les traces des cliff-dwellers^ Indiens qui jadis se creusaient leurs habitations dans ces roches, et rencontré le Major Powell, l'énergique explorateur qui le premier, en dépit des rapides et des sauvages, réussit à descendre le Colorado, comme le vieil Hance, un pionnier qui habite ici depuis huit ans, nous arrêtait à sa cabane pour nous montrer des martres tuées la nuit et nous dire son existence, l'été sous les sapins, l'hiver au fond des gorges, dans les clairières toujours vertes parfumées de senteurs sauvages, nous nous sommes surpris à envier ces vies d'indépendance dans la libre nature.
II
27 août.
Singulier réveil, ce matin, dans le train de Flagstaff au Pike's Peak : comme en un songe, tombait une pluie d'objets légers, des formes vagues, des haleines se rapprochaient... J'ouvre les
110 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
yeux : cinq ou six femmes indiennes étaient pen- chées sur moi, leurs cheveux plats encadrant des pommettes saillantes peintes à Tocre et tatouées de lignes mystérieuses; doucement elles versaient dans nos mains des grappes de Californie, des poteries aux couleurs vives, des jouets grossière- ment façonnés, avec des gestes invitants et une figure si contristée quand on les repoussait qu'on aurait aimé leur acheter tous leurs fruits et leurs coupes. Au dehors, à la station, d'autres arrivent pieds nus, vêtus d'une robe de percale poussiéreuse ou de peaux, les épaules à peine couvertes d'un morceau de châle rouge; ils viennent chercher leur ration de blé ou étaler devant les voyageurs des couvertures de laine aux dessins bizarres, tissées dans les huttes, des flèches, des arcs, des plumes d'oiseaux rares qu'ils offrent d'un air triste, en un anglais gêné, tandis que quelques-uns, silencieux, répondant à peine aux paroles qu'on leur adresse, sont assis à l'écart, les mains croisées aux genoux, le menton sur les mains, les cheveux tombants, avec une expression morne comme si, à voir les hommes de leur tribu abaissés ainsi devant les blancs, ils sentaient toute leur déchéance.... Triste fin d'une race qui semble intelligente et fière, digne par la fermeté d'être américaine! Quelques-uns cependant, les Creeks, les Cherokees, les Choctaws, les Chickasaws, se relèvent, disent les Rapports officiels ; certaines tribus ont des réserves pro-
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spères; beaucoup, menacés d'être privés de leurs rations s'ils ne consentent pas à instruire leurs fils, les envoient aux Écoles ou aux établissements pro- fessionnels que le gouvernement américain, dési- reux de réparer d'anciens torts peut-être inévita- bles, a ouverts pour eux en ces dernières années sous l'influence du général Armstrong et du général Morgan, et s'efTorcent d'apprendre, the white mans ways; mais les autres, soit ressentiment du passé, soit incapacité de se plier à des formes de vie nou- velle, s'y refusent et, las des révoltes vaines, démo- ralisés par le contact de certains agents qui les exploitent, la paresse et le whisky, ils disparaissent misérablement, n'ayant plus, comme ceux-ci, en face de la civilisation blanche que la mélancolie des races qui s'éteignent....
^ * * *
Nous traversons le Nouveau-Mexique, San José, San Miguel, Albuquerque, Las Vegas. Pays tou- jours sauvage. Le long des routes, on ne voit que des pueblos^ maisons basses, sortes de cubes de boue, sans fenêtres ni portes, se confondant avec la terre grise, mode de construction adopté autre- fois pour résister aux attaques des tribus voisines. Aux visages d'Indiens plus rares, se mêlent main- tenant de belles figures d'Espagnols qui flânent
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appuyés aux palissades, sordides et magnifiques avec leurs feutres à galons d'or et leurs haillons troués de soleil.
Arrivée au Pike's Peak, montagne de quatorze mille pieds, une des vues « les plus grandes » des États-Unis. Ce n'est plus cependant la nature du Far West. Certes le Jardin des Dieux, ancien séjour du Grand Esprit , dont on aperçoit les granits roses aux reliefs étranges, les sources, les cavernes du Manitou et des Shoshones, hantées de souvenirs indiens, la montée du Pike's Peak dans les sapins et les cascades, en haut, le pano- rama des montagnes neigeuses avec des nuages à leurs flancs, les plaines du Colorado qui se dérou- lent unies et verdoyantes, ont une beauté agreste; mais la cité de Colorado Springs, où il faut faire halte, a l'élégance banale des villes d'eaux; on a construit un chemin de fer sur le Pike's Peak, et au sommet on trouve un buffet, un bazar et un photographe qui vous offre de faire votre portrail pour un dollar. — C'est déjà l'approche de la civi- lisation;
III
Chicago, 16 septembre.
Retour par les plaines du Kansas, du Missouri ot de la Wabash et arrêt au cœur même de la Prairie
A TRAVERS L OUEST. 113
à se pénétrer de sensations américaines, précisées par tout ce que les souvenirs de route y ajoutent de détails significatifs. Dans la tranquillité rela- tive du retour, les impressions qui depuis des semaines se succédaient confusément, s'ordonnent, et après ce contact avec l'Américain de l'Ouest, — peut-être faudrait-il dire l'Américain, s'il est vrai qu'entre lui et les autres il n'y a que des nuances, — il semWe que l'on commence à démêler quelques-uns des traits de son caractère.
Un jour que des Européens arrêtés aux abords de Jackson Park par un de ces torrents de boue qui obstruent parfois les rues américaines, criti- quaient l'incurie des édiles, un habitant répliqua vivement que ces préoccupations de belle tenue seraient ici prématurées : « Exubérant d'énergie et en pleine croissance, Chicago, disait-il, ne songe qu'à grandir comme un vrai big-boy. » — Ce n'était là qu'une boutade , une riposte de Yankee jaloux de se justifier d'une imperfection; mais la réponse n'en contenait pas moins une vérité profonde , d'une large portée, et si l'on cherche une image qui résume les traits communs aux populations de rOuest et rende leur physionomie sensible, on n'en trouve pas de plus exacte que ce mot de b'g-boy lancé dans une saillie d'amour-propre local. La jeunesse, la jeunesse vigoureuse, puis- sante, voilà, — on n'ose dire la qualité dominante de l'Américain, car l'être ne s'enferme pas en une
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définition et la réalité déborde toujours nos for- mules, — mais, de tous ses caractères, le plus visible pour l'étranger, celui dont il semble que les autres procèdent ou qui leur imprime sa marque.
Un des traits qui frappent tout d'abord en lui, c'est son ambition. Il ignore cette modération dans les désirs que les déceptions et la lassitude enseignent à l'âge mûr. Vivre modestement, se contenter de peu, ne point s'attacher à la poursuite des richesses, tous ces préceptes de la sagesse antique lui sont inintelligibles, et la médiocrité chère au poète latin lui semblerait mesquine et méprisable. Jamais il n'accepterait nos carrières étroitement tracées dont on voit l'issue en entrant et où l'on s'engage à vingt ans, avec la certitude d'aboutir à cinquante à une retraite chétive. Ce qu'il lui faut, c'est la vie large, abondante, les horizons illimités, et jamais son ambition n'est satisfaite. Un professeur dont la situation éminente aurait paru enviable à un Européen me disait : « L'Université m'offrirait de signer un engagement de trois ans, que je n'ac- cepterais pas, car, d'ici là, j'espère parvenir à un poste plus élevé. » — Toujours plus haut 1 voilà sa devise. Aussi est-il amoureux du changement. L'histoire raconte de ses ancêtres, les premiers settlers, qu'après avoir choisi un emplacement, construit une cabane, défriché, ensemencé la terre, beaucoup, sans môme attendre la moisson, par-
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taient à la recherche d'une région plus fertile, s'y fixaient quelques mois et partaient de nouveau, tourmentés d'un irrésistible besoin d'inconnu et de mieux. Aujourd'hui encore, habitant tour à tour rOhio, le Wyoming, l'Idaho ou le Texas, tour à tour manœuvre, étudiant, industriel ou journaliste, étranger à cet attachement aux choses familières qui retient l'homme au lieu natal, il change d'occupation et de résidence avec une incroyable facilité. J'ai sous les yeux les tableaux de services d'un grand nombre de professeurs : la plupart ont enseigné dans une douzaine d'écoles et de collèges dispersés aux extrémités des États- Unis. L'un d'eux, qui dirige actuellement une Université du Far West, a professé dans l'Iowa' le Massachusetts, l'Indiana, l'IlUnois, le Wisconsin, la Californie, à Cornell, Harvard, Butler, Lombard, Appleton, Anderson, San Francisco, etc. En moins de vingt années, il a changé quinze fois de rési- dence. — L'aspect du home révèle d'ailleurs, au pre- mier coup d'œil, ce goût du déplacement. Point de ces meubles aux formes monumentales dont la structure massive évoque des habitudes de sta- bihté, point de ces choses vieillies qui s'attachent aux demeures et semblent y prendre racine, mais des lits qui ne sont souvent qu'un treillis métal- lique si ténu qu'ils se replient dans une armoire, sous une glace ou un panneau, des stores de gui- pure ou de soie, des sièges de jonc, des tablettes,
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des nattes, tous objets modernes, d'un transport Incilc. Et la maison, faite de planches de sapin, est légère comme les meubles et se déplace comme eux. Achète-t-on un nouveau terrain, on l'y trans- porte. Dans rOrégon, on m'a cité des propriétaires qui avaient déplacé la leur d'un quartier à l'autre jusqu'à quatre et cinq fois; ces habitudes de changement sont entrées si avant dans les mœurs, que l'industrie des « transporteurs de maisons » est ici lucrative. J'ai rencontré un jour à San Francisco une de ces habitations ambulantes : montée sur des poutres de glissement, elle parcourait les rues, légère et rapide, symbole exact d'une société où tout est en mouvement.
Ce besoin de changement continuel, inhérent à la jeunesse, ne va pas sans une certaine précipita- tion qui, sous l'influence des circonstances et du climat, peut devenir une fièvre. C'est ce qui a lieu ici. Sollicité par le Far West inculte et la civili- sation commençante qui provoque l'énergie et la tient en haleine, surexcité par de brusques varia- lions de température, un air subtil et sec qui aiguillonne, tend les muscles et fait vibrer les nerfs, l'Américain a une activité incessante dont l'intensité a quelque chose de restfess^ mot expressif dont notre adjectif» inquiet » rend mal le caractère fébrile. Il est toujours pressé, d'une hûte impé- tueuse qui, dans la vie tourmentée des affaires, s'exalte jusqu'au paroxysme. Il lui faut des ascen-
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seurs qui Télèvent du premier étage au quinzième en une seconde, des chevaux vifs comme des câbles-cars, des câbles-cars comme des locomo- tives, et, ainsi que le remarquait Dickens, pourvu qu'il ait une chance sur vingt d'arriver au but, il accepterait volontiers d'être lancé par une bombe ou un boulet de canon.
De telles habitudes de changement et de hâte n'impliquent guère les qualités bourgeoises de prudence et d'épargne. Il n'est qu'une chose que l'Américain sache économiser, le temps. Tout le reste, il le dépense sans compter. Il joue sa vie dans la rapidité effrénée de ses moyens de trans- port : à Chicago, ses câbles-cars, courant par les rues populeuses à une vitesse de neuf milles à l'heure, tuent ou blessent deux personnes par jour; point de semaine sans accidents de chemin de fer; ici, c'est un train lancé à haute vapeur qui, avec sa machine au puissant chasse-pierres d'acier, en traverse un autre, le télescopa suivant l'expres- sion américaine, intraduisible dans sa force inci- sive; là, c'est une locomotive qui déraille, verse dans un fossé ou écrase des passants. Nulle pré- caution contre les catastrophes : non seulement point de haie ni de barrières pour fermer la voie, même aux abords des villes, ni de gardiens pour en prévenir l'accès à l'arrivée d'un train — précau- tions qu'on ne tolérerait point en ce pays d'indé- pendance où chacun veille soi-même à sa sécurité,
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— mais aucune prudence aux endroits périlleux. Naguère, dans l'Arizona, par un remblai à demi- défoncé où des wagons gisaient pêle-mêle en un torrent, nous étions arrivés au bord d'un gouffre. Le pont, fait de troncs d'arbres ajustés à la lîûte, chancelait. « Passerons-nous? » demanda le mécanicien, arrêté une seconde; et rapidement, après un coup d'œil aux poutres disjointes, sans laisser aux voyageurs le temps de descendre, il lança l'énorme locomotive sur l'abîme. Tous regar- daient avec une curiosité insouciante. Le pont franchi, un employé dit à ses camarades : « Je vous gage un dollar qu'aucun train ne passera après le 'nôtre ! » Et il riait, amusé de l'imprudence qui aurait pu coûter une centaine de vies. — La santé, les res- sources, l'argent ne se ménagent pas davantage. L'Américain a hérité de ses ancêtres un tempéra- ment robuste, et il dissipe ses forces en un travail exagéré où il se surmène, sans souci de l'hygiène. La nature opulente, dont les richesses indifférentes aux Indiens se sont accumulées intactes pendant des siècles, lui a légué des trésors : il en use avec une imprévoyance de jeune homme qui a fait un grand héritage et l'imagine inépuisable. Un bouquet d'arbres l'offusque de son ombre, il le rase; un coin de fourré le tente pour agrandir son champ, il y jette le feu, laisse l'incendie se propager et, pour défri- cher un morceau de prairie que son humeur nomade lui fera abandonner demain, détruit des forêts cen-
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tenaires et laisse derrière lui la région dévastée. Par^ tout dans le Far West, des arbres mutilés, des troncs noircis, fumants, parfois encore debout, levant dans les herbes roussies leurs branches calcinées, signalent son passage. Ses maisons, faites de bois résineux, sont facilement inflammables : il se con- tente de fixer une mince échelle de fer aux bal- cons des monuments et des hôtels ou, à l'inté- rieur , des cordes aux fenêtres des chambres pour fuir à Tannonce du feu et ne prend aucune précaution contre lui; aussi voit -on incessam- ment les chariots rouges des pompiers parcourir les rues avec le cri sinistre : Fire! fire! et à moins d'être une catastrophe comme l'embrasement d'un des Palais de l'Exposition où une cinquantaine de personnes ont péri naguère, les incendies exci- tent à peine l'attention, tant le spectacle en est familier. A Chicago, dans la seule journée de la Fête Nationale, le 4 juillet, il n'y en a pas eu moins de cent quinze. La maison brûlée, on la reconstruit en quelques jours et l'on ne pense plus à l'incident. — Même imprévoyance dans les dépenses journalières ; l'Américain ignore la science de l'économie. « Prompt à venir, prompt à partir », dit-il volontiers de l'argent. Peu sou- cieux de l'avenir, il n'hésite pas, lorsqu'il est jeune, à dépenser en voyages tout ce qu'il possède, et alors même qu'il s'applique à l'épargne en vue des affaires ou de la vieillesse, il vit largement, ne
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sachant pas retrancher le superflu, méprisant les petites économies. De là ses habitudes de gâchage, que parfois il condamne lui-même, sans savoir y remédier; souvent, à table, on le voit se faire servir d'énormes quartiers de roast-beef, de pudding, de pie, quantité de hors-d'œuvre, huîtres bouillies ou frites, maïs, pastèques, bananes, glaces, raisins de Californie, deux fois plus d'aliments qu'il n'en peut consommer et faire jeter les restes. Fait-il des achats et doit-on lui rendre quelque monnaie, il part volontiers sans l'attendre. Jadis, dans le Far West, jamais il ne prenait le change au-des- sous d'un quarter; maintenant encore, à Sait Lake City, l'étranger qui réclamerait la monnaie d'une pièce de vingt-cinq centimes exciterait son dédain : s'attarder à ces petits détails lui semble mean^ épi- thète humiliante qui implique de la mesquinerie et, plus encore, de la bassesse. Il ne compte pas davantage, en général, dans les questions de dépenses féminines. L'habileté ingénieuse avec laquelle certaines femmes d'Europe réparent leurs toilettes lui paraîtrait de la parcimonie : dès que les vêtements sont défraîchis ou endommagés, on les remplace, et ils le sont promptement avec los habitudes d'élégance quotidienne : on voit des fillettes aller à l'école en robes de velours et de soie, en fragiles costumes de mousseline, parées de bijoux et de dentelles comme pour une soirée, des femmes sortir dans les rues, dès le
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matin, sous une fumée charbonncubt-, en robes blanches et roses, ou partir pour un long voyage en toilette vaporeuse et gants paille, élégance qui fait parfois un singulier contraste avec la rude sim- plicité des hommes. Un jour, dans un village du Far-West, je voyais descendre du train une jeune femme en costume gris clair et mante de soie rosée, un léger chapeau de fleurs sur une envolée de cheveux blonds, d'une grâce irréprochable, toute fine et poudrée sous sa voilette de tulle. Comme j'admirais la voyageuse, un homme et deux garçons en veston de drap rugueux, débraillés, sans gilet ni cravate, aux souHers de portefaix, s'empressè- rent autour d'elle, Taccueillant d'embrassements : c'était son mari et ses fils. Ces oppositions ne sont pas rares dans l'Ouest, où l'Américain affecte pour sa tenue un mépris de boy qui va jusqu'à l'osten- tation de la négligence; il ne veut que des vête- ments larges, souples, ne gênant point ses mou- vements, qu'il a extrêmement libres, car il ne sacrifie jamais ses aises au décorum. Dans les halls d'hôtel, en public, il se couche sur son rocking-chair, les pieds à la hauteur du front appuyés sur une balustrade ou le fauteuil du voi- sin; par les chaudes soirées d'été, il s'assoit avec sa femme et ses filles sur les marches de sa maison, presque dans la rue. C'est dire qu'un cer- tain laisser-aller dans les attitudes et le langage ne saurait lui déplaire. A San Francisco, comme
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nous visitions une École, l'inspecteur qui nous accompagnait, homme d'ûge mûr et d'allures graves, adressa une remarque à la directrice sur une infraction aux programmes : « Allons ! répon- dit celle-ci, be a good boyl Soyez donc bon gar- çon ! » Et Finspecteur ne parut nullement froissé de cotte familiarité choquante. — Comme tous les jeunes gens d'ailleurs, l'Américain n'a point le sens du respect développé. Jamais on ne l'entend dire « monsieur » en parlant du Président des États- Unis, des ministres, des princes étrangers ou de hauts personnages : il les appelle tous de leur nom de famille, ou de baptême; dans les discours des catholiques eux-mêmes, le Pape n'est désigné que sous le nom de « Léon ». Bien qu'en réalité on ne puisse le dire impoli, on chercherait vainement dans son ton ou ses manières, lorsqu'il parle à un supérieur, l'expression d'une déférence ou de cette timidité qui est encore une forme du respect. Sydney Smith, alors qu'il n'était qu'un obscur vicar, avouait qu'à dîner près d'un dignitaire de l'Église anglicane il se troublait et roulait nerveu- sement des miettes de pain, d'une main si c'était un évoque et des deux si c'était un archevêque. Un tel embarras est inconnu à l'Américain. Les grands ne lui en imposent pas. Je l'ai vu garder une indifférence impassible devant des personnages à titre pompeux et percer à jour avec une clair- voyance d'écolier les oripeaux dont la vanité
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s'afTuble. Ce n'est pas qu'il soit incapable d'admi- ration, ni même d'enthousiasme; il a l'âme trop neuve encore pour adopter le nihil mirari des anciens au sens sceptique où l'entendent les blasés; il apprécie la valeur intellectuelle et, en général, tout ce qui est une force ; il rend hommage au mérite, plus encore au succès qui est pour lui la marque suprême du talent, et s'éprend pour cer- taines personnes d'engouements soudains qu'il ma- nifeste avec une exagération juvénile. B..., athlète renommé, vient d'arriver ici : on l'entoure, on s'arrache son portrait. M..., écrivain célèbre, est de passage : on l'accable d'éloges hyperboliques, tous veulent le voir, l'entendre, obtenir un auto- graphe, et sollicitent auprès de ses intimes la faveur d'une présentation. Mais, si grande que soit l'admiration pour un esprit distingué, un génie même, on ne le révère pas : aux yeux de l'Améri- cain, un homme supérieur n'est jamais qu'un homme.
Cependant, en dépit de ses tendances égalitaires et des habitudes démocratiques qu'elles ont for- mées — peut-être faudrait-il dire grâce à elles, le besoin de se différencier devenant d'autant plus impérieux que l'égalité nivelle les rangs, — l'Amé- ricain a un goût prononcé pour les marques dis- tinctives. Il sourit parfois de l'épidémie de décora- tions qui sévit en France : « Few escape it^ peu y échappent », dit-il; mais il a aussi la sienne, la
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});ission des titres honorifiques, répandus par mil- liers. Il en convient lui-môme avec humour. In habitant de Chicago me disait à mon arrivc'c : « Quand vous causerez avec des Yankees dont vous ignorerez le nom, appelez-les toujours Judge, Colonel ou Major : vous vous tromperez rarement et, en tout cas, vous leur serez infiniment agréable ». Il disait vrai : on marche sur les colonels, les majors et les juges; ce n'est pas que tous aient appartenu à l'armée ou à la magistrature : des hasards de parenté ou des surnoms d'enfance suffisent par- fois à autoriser ces titres, et personne n'est dupe de ces distinctions puériles.
La jeunesse, d'ordinaire, ne recherche qu'elle- même; ainsi fait l'Américain. Il n'aime point colla- borer avec des hommes dont la vigueur est affaiblie par l'âge. Contrairement aux usages d'Europe où l'on paralyse l'activité des jeunes gens en des emplois stériles, ou pour charger un homme des responsabilités les plus lourdes, on attend que ses forces commencent à décroître, uniil he has losl half his hair and ail his ieeth^ me dit dédaigneusement un Yankee, on n'emploie ici que des hommes jeunes; des garçons de douze à quatorze ans dirigent des bureaux, de petits commerces; des adolescents encore imberbes sont à la tête d'usines, de grandes Écoles : à Sait Lake City, notre ami le Docteur X... était directeur du collège des Saints du Dernier jour à vingt-quatre ans, et souvent on m'a fait
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remarquer, non sans orgueil, qu'à Chicago et par- tout dans le Far West, les créations les plus impor- tantes étaient l'œuvre déjeunes hommes au-dessous de trente ans.
— Autre trait de jeunesse : l'Américain a un pen- chant marqué à l'exagération. Ses expressions vont toujours au delà de la réalité, et des degrés de l'ad- jectif il ne connaît que la forme superlative; tous ses produits sont a les meilleurs de l'Amérique », plus souvent encore « les meilleurs du monde », et toutes ses louanges des hyperboles : de là son puffism^ une sorte de hâblerie que d'abord on con- fond avec le charlatanisme et Timpudence, mais qui n'est d'ordinaire qu'un manque de mesure. — Ses goûts, d'une rudesse primitive, ont également quelque chose d'outré. On a déjà dit son amour de rénorme dans les constructions, de la profusion dans les toilettes féminines chargées de fleurs, de bijoux et trop éclatantes; le choix de ses divertis- sements révèle la même absence de sobriété et de délicatesse; ce qu'il apprécie, ce sont les plaisirs qui s'adressent surtout aux yeux et qui, comme la course, la lutte, le base-bail, les sports violents, secouent l'être d'une sensation énergique, voire même brutale ; il n'est pas éloigné de croire que les abattoirs d'Armour, où l'on égorge, échaude, dépèce, sale et empile en quelques minutes des centaines de porcs sous des voûtes dégouttantes de sang et de graisse, sont un des spectacles les plus attrayants
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que Chicago puisse offrir aux étrangers. Peu acces- sible aux beautés de la nature ou de l'art, capable, je Tai vu, de confondre un Meissonier et un chromo ou de préférer à un clair de lune dans la montagne une partie de cartes dans une salle enfumée, il délaisse les plaisirs délicats pour des distractions tout extérieures qui n'exigent ni reploiement sur soi-même, ni pensée, ni analyse. Il y a quelques jours, en un théâtre de Chicago, de petites Japonaises donnaient un spectacle déli- cieux; drapées de soieries aux nuances irréelles, le visage très pur sous de fins cheveux noirs, balançant de leurs doigts fuselés, au rythme mono- tone d'un chant coréen, des écharpes de gaze et des parasols d'or, elles passaient ondoyantes sur un fond de verdure dont elles semblaient les fleurs, lumineuses et frôles, d'une grâce fuyante en des couleurs de rêve.... La salle était presque vide; quelques Yankees bâillaient : ils quittèrent le spectacle avant la fin. — En revanche, le salon du u Congrès des plus belles femmes du monde », où quarante Italiennes, Suissesses, Espagnoles, Tur- ques ou Albanaises, vêtues de leur costume national et nonchalamment étendues sur des coussins, éta- lent au public leur beauté insolente, est toujours plein ; le théâtre voisin, où des femmes se dislo- quent avec des contorsions de pitres, où « l'homme parfait », sorte d'hercule, soulève des chevaux et fait valoir son torse nu sous une projection de
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lumière électrique qui accuse crûment la saillie des muscles et des méplats, déborde de spectateurs enthousiastes; le cirque de Buffalo, où l'on simule des attaques de campements, une guerre brutale contre l'Indien surpris sans défense et toujours massacré, attire tous les soirs des milliers de spec- tateurs, et il n'est pas jusqu'à certaine boutique de foire où pour un cent on a, suivant l'expression du barnum, « le droit d'assommer un nègre », c'est-à- dire de lancer une boule de bois à la tête d'un noir provoquant les coups et les esquivant avec force grimaces, qui ne captive, elle aussi, quelques Amé- ricains. — Dans les théâtres, on joue de préférence des pièces à grands tableaux, des contes, des fée- ries; depuis quelques semaines on représente ici Ali-Baba; à San Francisco même, ville plus affinée et presque européenne, j'ai vu un public élégant applaudir Monsieur Potter du Texas^ pièce plate, sans invention ni intrigue, histoire banale du par- venu qui rêve pour sa fille une haute alliance et de l'aventurière qui traverse ses plans. Les caractères étaient tout d'une pièce, d'une psychologie rudi- mentaire; le héros ne connaissait que deux choses, crier et jouer du revolver, et sa fille que roucouler; élevée loin de l'Amérique, dans cette aristocratie anglaise la plus respectueuse du décorum, elle n'avait pas un étonnement devant la rudesse pater- nelle; quant à l'aventurière, elle ne savait que Lmentir, n'ayant pas même les habiletés de son état
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ni les colères de ses projets déçus, se laissant prendre à un piège grossier et soupirant quand on la chasse : u Oh! je vous aimais tant, Charley ! » Les acteurs jouaient mal, avec une raideur de mannequin, des gaucheries d'écolier. On admirait cependant, surtout M. Potter; lorsqu'il paraissait avec ses allures de cow-boy, son feutre à grands bords, sa barbe inculte, son foulard rouge, son paletot trop large, et que, le revolver au poing, les jambes croisées sur la table, il jetait des ordres impatients , menaçant les domestiques de leur brûler la cervelle, tonnant des plaisanteries d'un comique brutal, les spectateurs, qui en ce person- nage fruste, se reconnaissaient sans doute dans le passé, applaudissaient avec frénésie, et c'étaient des trépignements d'aise, des coups de sifflet, marque suprême de l'admiration, une joie bruyante d'une exubérance enfantine.
Mais s'il a les goûts incultes, l'enthousiasme excessif, la prodigalité, l'ambition, toutes les imper- fections de la jeunesse, l'Américain en a aussi les fortes qualités. C'est d'abord la hardiesse, et cet amour du risque sans lequel on ne fait rien de grand. Il apporte à toutes ses entreprises une audace juvénile qui force la victoire. Veut-il con- quérir le Far West, il marche au-devant du désert, et le désert recule. Veut-il parcourir l'immensité de ses territoires, il lance ses locomotives par- dessus les montagnes, les torrents, les abîmes, les
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faisant voguer sur les fleuves comme à Détroit, où elles passent une rivière en bateau, leur faisant gravir parmi les rocs les plus hauts sommets, comme au Pike's Peak, où elles montent à quatre mille mètres d'altitude, et parlant même de les faire des- cendre au fond des gorges du Colorado dans une crevasse de quatre mille cinq cents pieds. Obsta- cles de la nature, hostilité des hommes et des choses, rien ne l'arrête, pas même l'insuccès : une spécu- lation le ruine, il en conçoit une autre et refait sa fortune; Chicago est détruite par un incendie, il la reconstruit plus grandiose et plus vaste. Abattu, il se relève toujours; sa force est invincible, car il y croit. Aussi nulle envie, nulle irritation contre ceux qui réussissent mieux qu'il ne l'a fait. Il ignore cette raillerie mesquine, cet esprit de dénigrement jaloux d'abaisser les supériorités qui est toujours une marque d'impuissance. Confiant en lui-même, assuré de parvenir, il n'éprouve pour ceux qui ont atteint le but avant lui que le sentiment du voya- geur qui, au cours d'une ascension pénible, aper- çoit au sommet des compagnons de route dont la vue l'encourage. — De la jeunesse, il a encore la plasticité et l'ouverture d'esprit. Il se plie avec une souplesse merveilleuse à la diversité des cir- constances où le jette son amour du changement; il ne s'enferme pas en un cercle étroit d'idées immuables, s'intéresse aux progrès, à toutes les nouveautés. A Jackson Park, où les civilisation8
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de l'Europe et de l'Asie sont réunies dans leurs oppositions inquiétantes ; au Congrès des Religions, où les prêtres étrangers, bouddhistes, shintoïstes, musulmans , représentants de Gonfucius , des Brahmo-Somaj et de Lao-Tseu, exposent les mys- tères de leur foi, on peut observer la curiosité sympathique avec laquelle il s'initie à toutes les formes de croyances et de vie, si éloignées des siennes qu'elles puissent être. Et cette activité d'esprit toujours en éveil, il la conserve avec cer- tains goûts intellectuels même dans les conditions d'existence les moins favorables à la pensée. En revenant des gorges du Colorado, comme nous nous étions arrêtés en une plaine sauvage près d'une log-house^ une de ces cabanes de troncs d'arbres qu'habitent les pionniers, un jeune garçon en sortit et, après quelques mots sur la route que nous allions suivre : « Pourriez-vous me dire le dénoûment de M. de Camors? » nous demanda-t-il avec la hûte de quelqu'un qui craint de perdre une occasion ; et en même temps il tirait de sa poche le roman de Feuillet auquel manquaient les dernières pages. Pendant que nous causions de la fin de Mme de Campvallon et de Marie de Tècle, un coupeur de bois d'une forêt voisine, un long Yankee négligé qui d'abord avait gardé le silence en mâchant du labac, se mêla à la conversation et voulut savoir quels étaient les plus grands romanciers français. J'en nommai quelques-uns, au hasard, ces souve-
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nirs déjà un peu effacés par les images améri- caines; alors, l'air connaisseur et d'un ton de reproche : « Vous oubliez Maupassant !» — et dans la sauvagerie de ce coin du Nouveau-Mexique, assis à la porte de la log-house, ses mains de bûcheron appuyées calleuses sur le banc de sapin, il continua son enquête littéraire, demandant quels auteurs américains nous hsions en France, pour- quoi Emerson n'était pas entièrement traduit et les œuvres de Bret Harte si peu connues; puis, ce fut la politique ; il avait approché le général Bou- langer à Philadelphie et le jugeait de haut, en homme d'État; il m'apprit les résultats des der- nières élections en France, qu'il avait lus dans un fournal apporté la veille par un guide, m'expliqua les défauts de notre gouvernement, et, avant de retourner à ses coupes de bois, me recommanda de lire les poèmes de Bret Harte.
Ce don de s'intéresser à des choses éloignées des occupations journalières suppose une grande viva- cité intellectuelle. Descendant d'hommes qui avaient eu l'imagination assez ardente et l'intelligence assez active pour se lancer dans les aventures de la colonisation et chez qui ces facultés naturelles s'as- souplirent encore au contact d'un milieu tout nou- veau, l'Américain a en effet une promptitude d'es- prit extraordinaire, une mental alertness qu'il aime à opposer aux lenteurs de l'Anglais. Reprenant le trait de Mme de Staël contre les Allemands,
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obligés, disait-elle, de méditer pour goûter une plaisanterie, il prétend parfois que les Anglais ne comprennent ses jeux de mots qu'après un quart d'heure de réflexion. Il s'assimile avec aisance les éléments d'un sujet, et, soit qu'il cause dans l'inti- mité, soit qu'il improvise en public, il trouve rapi- dement, sans laborieux efforts, ce qu'il convient de dire, la riposte jaillit précise et alerte. — Il est obli- geant, aimable. Dans ce pays immense et jeune où il y a place pour tous, il a conservé cette bienveil- lance naturelle que l'âpreté des concurrences a presque étouffée dans l'étroitesse de nos vieilles civi- lisations. Il veut la grandeur, le succès, mais non pour lui seul; volontiers il tend la main à ceux d'en bas, les soutient de son argent, de ses conseils, les aide à s'élever, aspirant moins à surpasser les autres qu'à monter avec tous. Rien de plus cordial aussi que ses avances lorsqu'on lui a été présenté. B..., nous donne vingt lettres d'introduction. W..., qui nous connaît depuis deux jours, nous invite une semaine à sa maison de campagne. Les embarras que crée la rareté de serviteurs, la nécessité de vivre souvent en un boarding-house, obligent, il est vrai, la plupart à restreindre leur hospitalité; tous s'empressent du moins à vous être utiles, vous pré- sentent à leurs amis, vous offrent des renseigne- ments, des documents et, chose plus précieuse, leur temps môme, se faisant votre cicérone pendant des journées entières avec une complaisance d'êtres
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jeunes dont l'âge n'a pas encore entamé la généro- sité native.
Mais l'Américain — , il ne faut pas le perdre de vue pour pénétrer son caractère — est d'origine anglaise. Si, sous l'afflux des races étrangères, Allemands, Irlandais, Suédois, certaines marques du tempé- rament primitif ont disparu, si l'on ne distingue plus en lui aucune trace de réserve flegmatique, de souci de la correction et du décorum, de véné- ration du passé, de ce mépris de la pauvreté et de cet orgueil de la richesse qui faisaient dire à Nelson que le manque de fortune est un crime dont on ne se lave jamais, d'autres traits de la race anglo- saxonne sont restés en lui profondément imprimés et plus visibles encore qu'en Angleterre, grâce peut-être à la jeunesse du milieu qui les accuse plus fortement.
C'est, d'abord, l'amour de la liberté. Fils éman- cipé d'une race indépendante, isolé sur un vaste continent, affranchi par l'espace de toute autorité, l'habitude d'agir en maître a développé en lui la haine du joug, un besoin passionné de gouverne- ment personnel. La conception latine de l'État-Pro- vidence qui, ramenant à soi tous les pouvoirs, dis- pense aux citoyens l'ordre et les lumières, brise les volontés ou les enchaîne, ne saurait entrer dans son esprit. Rien ne répugne davantage à ses idées poli- tiques et sociales que la mainmise du gouvernement sur la religion, l'enseignement, les institutions de
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charité, les œuvres d'intérêt public. Chez lui, toutes les Églises se soutiennent et se dirigent elles- mêmes; rÉtat se contente de les protéger dans leurs biens et leurs droits; il en est de même des uni- versités, des écoles, des hôpitaux, des associations charitables : partout l'initiative privée s'exerce librement. — Cette indépendance, comme chez les Anglais, se concilie d'ailleurs sans peine avec le respect de la loi et de ses représentants ; l'Améri- cain accepte d'ordinaire leur autorité avec une docilité surprenante ; dans le 7^sh des cités tumul- tueuses, les policemen n'ont qu'à lever leur cub, sorte de bâton court, ou seulement le doigt, pour arrêter toute une foule et la retenir immobile; à Chicago, on dépose en pleine rue, sur les boîtes à lettres, des journaux, des livres, des paquets qu'on n'y peut introduire; il est interdit d'y porter la main et personne ne viole la défense. Mais, la loi exceptée, toute servitude lui est odieuse ; il est si impatient des sujétions, qu'il ne peut même sup- porter les exigences de la vie commune avec des voisins; jamais il n'accepterait les casernes à six étages des rues populeuses de nos grandes villes : il lui faut un « quartier des résidences » solitaire, une maison privée, un home indépendant, loin des promiscuités et de leurs contraintes. — Comme l'Anglais, il a la science de l'aménagement, du confort, développée chez lui par ses conditions d'existence, son besoin de détente après la journée
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trop rude. Les wagons de ses chemins de fer, où l'immensité des distances l'oblige souvent à passer des jours entiers, les Palace-cars avec leurs res- taurants, leurs salles de lecture, leurs salons, leurs fumoirs, ont un luxe savant auquel rien en Europe ne peut se comparer; ses hôtels, où il vient quel- ques semaines se délasser des affaires, avec leurs appartements somptueux, leurs salons aux tapis de haute lisse, aux divans profonds, leurs tentures de peluche et de soie, leur ruissellement de lumières et de dorures , leurs appartements somptueux , leurs halls de marbre, où une légion de domesti- ques se tiennent à la disposition des voyageurs, sont de véritables palais, et ses maisons de bois avec salles de toilette et de bains, calorifères, conduites d'eau chaude, ont plus de confortable que mainte habitation de riches Parisiens. Tout ce qu'il amé- nage est calculé de manière à fournir, avec le minimum d'efforts, la plus grande somme de bien- être. — Il a également le génie des affaires ; pour elles il sillonne ses villes de trains, de réseaux télé- graphiques, entasse des centaines de bureaux dans des blocks géants, applique ses annonces aux murs, aux palissades, aux échafaudages, aux trottoirs, au dos des employés, partout; on voit les Beechams puis affichées sur les arbres des routes, et la Royal Baker Powder^ sorte de poudre de riz, étaler sa réclame jusque sur les rochers du Far West. Enfin, comme tous les hommes d'action,
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sentant l'impuissance de l'efTort isolé, dès qu'il confjoit une entreprise, il s'entoure de collabora- teurs; aussi, pour le commerce comme pour la charité, la tempérance, les jeux, la culture artis- tique ou littéraire, voit-on les associations se mul- tiplier partout, et librement.
Gomme l'Anglais encore, l'Américain a des qua- lités de ténacité et d'endurance, une incroyable puissance de labeur; il peut travailler de huit heures du matin à six heures, sans autre repos que celui du lunch et recommencer le soir. Il a le môme calme; jamais il ne s'irrite contre les obstacles naturels; lorsque, dans ses rues tumultueuses, un encom- brement l'arrête, quoique toujours pressé il sait attendre. Un jour, à cent lieues de toute ville, en une plaine brûlée, une des bielles de notre loco- motive rompit, et, le train n'avançant plus qu'avec lenteur, nous eûmes cinq heures de retard : chez aucun voyageur je ne surpris un signe d'impa- tience. — Il est doux envers les animaux; lui, si peu soucieux de la vie humaine, lorsqu'il rencontre dans rOuest des chevaux sauvages égarés sur la voie, il arrête ses trains pour les épargner. Sauf dans les circonstances extraordinaires où ce fonds d'énergie et de forces inconnues — qui sous des habitudes de sang-froid se retrouve, selon Carlyle, chez tous les hommes de race anglaise — fait explosion, l'Américain se possède : il sait résister aux accès de l'instinct et des sentiments et, même
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quand il paraît y céder, comme en ces lynchages si fréquents encore dans le Far West, il obéit moins à une impulsion de vengeance qu'à un besoin raisonné de justice, impossible à satisfaire en ce monde à demi organisé sans des exécutions hâtives. Toute colère lui paraît une faiblesse, toute impatience une frivolité; la qualité qu'il prise le plus est le self-control^ la maîtrise de soi. Aussi, bien que plus aimable et d'esprit plus facilement ouvert que l'Anglo-Saxon, il a une gravité contenue; sa bienveillance se manifeste surtout par des services : il agit plus qu'il ne parle. Une semble pas éprouver, d'ailleurs, ces brusques poussées d'épanchement qui font déborder l'homme du Midi en de subites confidences, ni même ce besoin de causeries légères où l'esprit se détend. Soit qu'au contact des Indiens il ait pris quelque chose de leurs goûts taciturnes soit que son isolement fréquent dans la Prairie l'ait accoutumé au reploiement de l'idée sur elle-même, il semble se complaire dans la réflexion muette. Cette réserve est surtout visible dans le Far-West; on le voit, dans les halls d'hôtel, fumer durant des heures, silencieux, et dans les trains, passer des journées entières les yeux à l'horizon, le regard concentré sur quelque pensée intérieure , sans prononcer une parole. — A Chicago et dans les grandes villes, il se montre plus communicatif, jamais loquace; il use d'un langage net, précis, coupé d'abréviations, de mots qui résument toute
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une phrase en images expressives, d'une énergie laconique comme celle de l'Anglais, mais encore plus rapide.
Son respect de la femme est aussi plus profond. Grandi à l'origine par les difficultés de l'existence en un pays neuf, où, les femmes étant rares, on éprouvait une reconnaissance mêlée d'admiration pour celles qui, traversant les plaines et les mers, osaient partager la log-house du pionnier au milieu des Indiens, ce respect s'est épanoui en un sentiment chevaleresque, et s'il ne revêt pas tou- jours les mêmes formes qu'à New York et dans les villes du Sud où les hommes, dit-on, se lèvent tou- jours au passage d'une femme, même inconnue, il n'en est pas moins si délicat que les Américaines peuvent aller partout, voyager seules, traverser les États-Unis de l'est à l'ouest, sans être inquié- tées d'une parole ou d'un regard offensant. Porter atteinte à leur honneur est une faute abjecte, la seule peut-être que l'on ne pardonne pas, et les nègres qui s'en rendent coupables sont, dans \v Far West, immédiatement lynchés. Partout on les traite avec déférence, on leur réserve les pre- mières places, les honneurs, les privilèges. L'amour- propre masculin qui, en Europe, autorise tout homme, si vulgaire qu'il soit, à se croire supérieur à une femme distinguée, est inconnu ici. Loin de prendre auprès des femmes ces attitudes de con descendance ou de galanterie auxquelles chez nous
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rhomme se croit obligé, rAméricain s'entretient avec elles comme il le ferait avec des hommes, les écoute avec intérêt, et rien ne saurait exprimer le charme de ces relations sociales où se mêle à un sentiment d'égalité une sorte de déférence qui est presque un culte.
Il apporte à son patriotisme la même profondeur, mais avec une vivacité dont l'exagération est par- fois plaisante. Fiske conte l'histoire de certains Américains qui, entendant dans un banquet porter un toast à leur « grande contrée limitée au nord par l'Amérique anglaise, au sud par le golfe du Mexique, à l'est par l'Atlantique et à l'ouest par le Pacifique », protestèrent contre ce point de vue « trop étroit » et proposèrent de boire « aux États- Unis de l'avenir limités au nord et au sud par les pôles, à l'est et à l'ouest par le Levant et l'Empire du Soleil » ; mais un autre, se dressant indigné : « Gentlemen, s'écrie-t-il, je ne saurais accepter ces limites! Je bois aux États-Unis futurs, bornés au nord par l'aurore boréale, au sud par la précession des équinoxes, à l'est par le chaos primitif et à l'ouest, Sirs^ par le Jour du Jugement! » — Ces Yankees devaient être de l'Ouest. Plus que tout citoyen de race anglo-saxonne, l'Américain de l'Ouest est en effet persuadé que son pays est appelé aux destinées les plus hautes, qu'il n'est pas de contrée plus grande que la sienne ni de peuple supérieur à lui. L'immigration, le fait d'être com-
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posé, comme il l'avoue lui-même, du « superflu » des autres peuples, loin d'abattre son orgueil, l'exalte : il se vante de donner « un asile à tous les opprimés de l'Europe » et d'être « un nouveau produit ethni- que » ; il fait remarquer que toutes les races domi- nantes, Romains, Allemands, Anglais sont des races mêlées, et espère qu'avec le temps il sortira de la sienne une humanité supérieure, le type de l'homme idéal. — Mais, tout excessif qu'il est, son patrio- tisme est tranquille, sans rien de belliqueux; isolé entre deux océans, sans voisins redoutables, une armée de 28000 hommes à peine suffisant à sa sécurité, ayant présentes à la mémoire les consé- quences de la guerre de Sécession qui pèsent encore lourdement au budget national, la guerre lui paraît une erreur et, plus encore, une folie. Il ne comprend ni la nécessité des grandes troupes permanentes, ni l'état de paix armée où nous vivons : « Pourquoi ne pas former des États-Unis d'Europe et régler vos différends par l'arbitrage? » vous demande-t-il. L'argent que nous donnons à la guerre, il l'emploie aux œuvres d'intérêt public, et se plaît à faire ressortir que, tandis que l'Allemagne ne donne annuellement à ses Écoles que dix mil- lions de francs et la France cinquante, il n'y con- sacre pas moins de deux cent soixante-dix millions. Son patriotisme est très actif. Si l'étendue du pays et les conditions d'existence qui ont fait placer la capitale de chaque État loin des centres commer-
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ciaux et flétri les affaires du gouvernement du caractère d'un métier, l'obligent à Tabandonner aux politiciens, il ne s'intéresse pas moins à la chose publique; il crée lui-même ses chemins de fer, ses asiles, ses hôpitaux, ses Églises, qui ne reçoivent rien de l'État et dont la fortune représente cepen- dant près de trois milliards et demi de francs, ses Écoles, ses Collèges et ses Universités, qu'il dote avec munificence et où il travaille à transformer les enfants d'immigrants en citoyens des États- Unis.
Mais son patriotisme, pareil à celui de l'Anglais par la force agissante, le souci de l'intérêt général, le besoin de plier ceux qui l'entourent à ses habi- tudes de vie, la haine du mihtarisme et la superbe, s'en distingue par d'autres caractères. — Chez l'An- glais, dont le pays est peu étendu et également civi- lisé, l'amour de la patrie est simple si l'on ose dire, fait d'un sentiment général d'admiration pour l'An- gleterre, supérieure à toutes les nations du monde; chez l'Américain, dont le territoire est vaste comme un continent et la civihsation inégalement répartie, il est complexe, fait de vanités locales qui se pénè- trent et se fortifient mutuellement. Dans le patrio- tisme d'un citoyen de Chicago ou de Denver se mêlent, en des proportions différentes et indéter- minables, l'orgueil d'être Américain, la fierté d'être de rillinois ou du Colorado, la présomption d'ha- biter la ville la plus considérable de la terre, —
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car, pour tout homme de l'Ouest, la capitale de son État est la première ville de rAmérique et, par con- séquent, du monde. A cet égard, rien d'instructif pour le voyageur comme les livrets -guides de chaque cité et les discours publics. Ici, les orateurs ne prononcent le nom de Chicago qu'avec enthou- siasme, mettant sur la seconde syllabe un accent emphatique comme pour la prolonger à l'infini ; ils l'appellent la Cité merveilleuse^ la Reine de VOuest^ iÉtonnement du siècle, u Le jour n'est pas éloigné, s'écriait l'un d'eux au Congrès, où elle sera la capitale de l'Union. — Son accroissement est phé- noménal, disait un autre, les flèches de ses monu- ments et de ses Temples montent plus haut dans le ciel que celles de toutes les villes de la terre. » — Dans ses guides, Portland s'intitule la Grande ville du Nord-Ouest; elle se vante d'avoir atteint, au point de vue du commerce et en proportion du nombre de ses habitants, une situation sans égale aux États-Unis « et peut-être dans le reste du monde », et Sait Lake City, poussant encore plus loin l'hyperbole, assure « qu'en ce qui concerne l'industrie, la pureté des mœurs et la stabilité, aucune ville ancienne ou moderne ne la surpas- sera jamais ».
Différent du patriotisme anglais par l'énormité de ces vanités locales, le patriotisme américain l'est encore par sa sensibilité excessive à l'égard des critiques. Établi depuis des siècles dans le sen-
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timent d'une supériorité qu'il juge incontestable, l'Anglais n'oppose aux réflexions des étrangers qu'une indifférence dédaigneuse. Contre les criti- ques de sa civilisation récente, l'Américain, au contraire, regimbe avec la fougue de la jeunesse; et dans son impatience, ce n'est pas seulement contre les généralisations outrées, les déductions superficielles des Européens qui traversent sa vie sans la pénétrer, qu'il se révolte : toute remarque qui implique un blâme, si léger soit-il, l'irrite et parfois l'exaspère. Volontiers il vous contesterait le droit qu'a tout voyageur de chercher, après un certain nombre d'observations, à s'expliquer le caractère d'un peuple. A l'entendre, la variété de ses mœurs est telle, qu'avant d'avoir visité tous les États de l'Union, les villes de chaque État et les familles de chaque ville, on ne saurait le connaître ; et alors même qu'on aurait tout vu il faudrait encore s'abstenir de juger, car dans cette société travaillée de changements, les transformations sont si promptes, qu'à moins de saisir sa civilisation d'un seul coup d'œil dans sa complexité mobile, il est impossible d'en avoir un aperçu exact; opinion paradoxale qu'à son insu il corrige lui-même en faisant remarquer aux étrangers, sous la variation de ses mœurs, la persistance de certains traits généraux et immuables. — Ajoutons que, par une de ces inconséquences naturelles àl'esprit de l'homme, ce même Américain dont le patriotisme intransi-
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géant vous dénie presque le droit d'avoir une opi- nion sur lui, provoque sans cesse vos jugements avec une curiosité inquiète. A peine êtes-vous débarqué et arrivé à votre hôtel, qu'il vous assaille de questions : « Aimez-vous Nevyr York? Que dites- vous du Niagara? How do y ou like America? » — En une seule soirée, on m'a demandé jusqu'à vingt fois ce que je pensais de Chicago, et je n'étais pas en Californie depuis quelques heures qu'un reporter accourait, carnet de notes en main, m'interrog'er sur mes impressions.
— Dernier trait de ressemblance avec les hommes de race anglo-saxonne : l'Américain a de la vie une idée sérieuse, fortement pratique. Il ne l'envi- sage ni en dilettante comme un spectacle curieux, ni en jouisseur comme une chasse au plaisir, encore moins comme une épreuve douloureuse que l'on accepte avec résignation, l'âme tournée vers les promesses de l'au-delà, mais comme une lutte virile contre l'hostilité des êtres et des choses, les obstacles qui s'opposent à ce droit inaliénable que la Déclaration de l'Indépendance a placé immédia- tement après le droit à l'existence et à la liberté : la recherche du bonheur. Si pour quelques-uns celte poursuite devient égoïste et vulgaire, se tourne en appétit des situations et des dollars, le plus souvent il n'en est pas ainsi : au désir légitime de parvenir s'ajoute plus ou moins confusément dans la con- science américaine le besoin d'un développement
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complet de l'être, la soif du mieux, l'ambition de travailler au bien général; et ainsi, ce qu'il y a d'utilitaire dans sa conception de l'existence s'en- noblit et s'épure dans un sentiment de solidarité et une aspiration vers le progrès.
Il a l'esprit religieux, avec un fond de mysticisme. Comme aujourd'hui encore chez la nation anglaise, le positivisme du caractère s'allie aisément chez lui à une exaltation intermittente qui se manifeste soit par des crises de fanatisme, comme celle des Mormons, soit par ces revivais^ ces camp-meetings si souvent décrits par les voyageurs, soit encore par le goût des phénomènes de télépathie et des sciences occultes. Dernièrement en Cahfornie, pays, il est vrai, moins rehgieux que les autres et plus porté par conséquent à ces croyances superstitieuses qui trompent le besoin d'idéal, un imposteur a dupé un grand nombre de personnes « en évoquant les grandes âmes qui errent sur la limite de ce monde et de l'au-delà ». A Jackson Park, une inconnue dis- tribuait hier un opuscule intitulé Soûls, récits d'hal- lucinations métaphysiques où l'auteur, Mrs Mary A..., révèle la transmigration des âmes, assure que Jean-Baptiste est réincarné en Russie, Guillaume d'Orange dans le Connecticut, Richard Wagner dans le Nebraska, la Vierge sur les bords de l'Hud- son, Alexandre le Grand dans le corps d'un boot- black de New York, et enseigne avec conviction les moyens de se détacher momentanément du
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corps pour entrer en communion avec l'invisible. — Mais ce mysticisme, qui chez des natures violem- ment éprises de faits n'est sans doute que le contre- poids d'idéalisme nécessaire pour rétablir l'équilibre de l'âme trop inclinée aux réalités concrètes, reste en général à l'état latent, contenu dans les limites d'une religion très positive, quoique large, affran- chie en partie du rigorisme puritain. A Chicago, l'Américain tolère le dimanche l'ouverture des res- taurants et des concerts; à San Francisco, il ne fait fermer que les grands théâtres, et aux environs, à Oakland, petite ville en face des Portes d'Or, aux Seal Rocks, grève encore sauvage qui attire par ses otaries, on voit la foule des excursionnistes se promener le dimanche en toute liberté. — Il est tolé- rant en matière religieuse. « Les Congrès, dit un article de sa Constitution, ne devront édicter aucune loi contre l'établissement d'une religion ou son libre exercice'.» Fils des Puritains qui s'exilaient de leur patrie pour prier Dieu à leur manière, il admet toutes les manifestations du sentiment religieux : Boud- dhistes, Théosophes, Quakers, Mennonites, Frères Unis, Frères de Plymouth, Disciples du Christ, Moraviens, Christadelphiens, Christian Scientisls, tous les membres d'une confession quels qu'ils soient, et alors même qu'ils ne seraient qu'une ving- taine ou moins encore, peuvent fonder une Église.
1. Constitution des États-Unis d^Aménque^ articles addition- nels.
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— De simples controverses d'administration ou de discipline intérieure suffisant à provoquer des sépa- rations, les sectes pullulent. D'après les statistiques communiquées au Congrès des Religions*, il y a aux États-Unis dix-huit grandes dénominations protestestantes, luthérienne, méthodiste, épisco- pale, adventiste, communiste, etc., et, chacune se divisant en plusieurs confessions, le nombre des sectes s'élève environ à cent quarante-trois; on compte, de plus, cent cinquante-trois congréga- tions isolées ne se rattachant à aucune Église ; que l'on y ajoute les divisions du catholicisme, qui se partage lui-même en sept groupes : Romains, Grecs unis. Grecs orthodoxes, Russes, Arméniens, Anciens Catholiques et Cathohques réformés, et l'on aura quelque idée de la diversité religieuse des États-Unis. — Ces différentes sectes vivent d'ail- leurs en bonne intelligence; juifs catholiques, pro- testants, théosophes, adeptes de la Free Religions Association détachés de l'Église unitaire et sans confession religieuse, membres des sociétés of Ethical Culture fondées uniquement sur l'action et qui se refusent même à formuler un Credo moral, tous collaborent aux mêmes œuvres de charité, et au besoin se soutiennent mutuellement. Nos âpre- tés et nos mesquineries religieuses sont ici incon- nues. « Nous différons par les dogmes », disait le
1. Vétat religieux de V Amérique, par H.-K. Carroll, The World's Parliament of Religions, Chicago, 1893.
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cardidal Gibbon aux prêtres de tous les cultes réunis au Congrès, « mais, grâce à Dieu, il est un terrain où nous pouvons nous entendre, c'est celui de la bienveillance et de la charité. » On a pu voir au Parlement des Religions Mgr ïreland et Mgr Kean présider avec des rabbins une réunion d'Israélites, un pasteur de Chicago ouvrir son église à un prêtre de Ceylan qui a célébré le culte du Dimanche et béni les fidèles au nom de Jésus et du Bouddha, et les foules applaudir au rêve de la réconciliation des Églises, d'une Religion uni- verselle fondée sur l'amour, où l'orthodoxie des croyances serait remplacée par celle de la vie et des œuvres. — Et cette large tolérance de l'Amé- ricain ne procède pas, comme on pourrait le sup- poser, d'une sorte d'indifférentisme. Ayant créé lui-même ses Églises, il ne se sépare pas de la reli- gion , comme il arrive aux peuples qui , ayant accepté toutes faites des formes ecclésiastiques contraires à leur génie, se désintéressent à la fois de la forme et du fond ; tout atteste au contraire ses sentiments religieux et en porte la marque : sa Constitution est chrétienne par l'esprit; les cours de ses diffé- rents États ont chacune leur aumônier; ses assem- blées législatives ne s'ouvrent jamais sans prières ; sur ses dollars est gravée la devise : In God ivc trust, et ses villes du Far- West sont à peine fondées depuis quelques mois, qu'on y voit s'élever plu- sieurs Temples. — Toute sa civilisation est comme
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pénétrée de christianisme et les choses rehgieuses lui sont même si familières que, par un abus imité des Anglais, il place quelquefois des sentences bibliques dans ses wagons, et dans l'indicateur des chemins de fer du Pike's Peak j'ai trouvé, tirée de la beauté du paysage au sommet de la mon- tagne, une preuve développée de l'existence de Dieu....
Mais cette religion ambiante que partout on respire pénètre-t-elle au delà de la pensée jusqu'aux profondeurs de l'âme? N'est-ce là qu'un christia- nisme de surface et comme à fleur de sentiment? Heine disait de l'Anglais dont la civilisation a, elle aussi, une apparence chrétienne : « Il est né maté- rialiste et son spiritualisme chrétien est en grande partie une hypocrisie de tradition », et Emerson que lorsqu'on le voyait sur le continent venir à la chapelle de son ambassadeur et prier en silence, la face dans son chapeau soigneusement lustré, on ne pouvait s'empêcher de se demander en quelle mesure l'orgueil national et les sentiments du gent- leman priaient avec lui. « Loin d'attacher aucune signification aux mots, ajoutait le philosophe, il croit avoir fait un acte de générosité en condes- cendant à rendre hommage à Dieu.... Toute sa religion se résout en formules. » — Bien souvent aussi le dimanche, en voyant l'Américain, après avoir consacré la semaine aux affaires, arriver au Temple avec ses filles en toilette luxueuse et là, dans
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une salle de conférence à l'estrade parfois ornée de fleurs, aux tapis épais, aux sièges capitonnés, écouter un discours et chanter des quatuors, on se demande quelle place il faut faire dans cette religion confortable aux conventions et à l'habi- tude?— On ne saurait le dire. Néanmoins il semble permis de croire que les signes extérieurs de l'esprit religieux correspondent plus qu'ailleurs à des convictions réelles, car les deux causes qui le plus souvent en altèrent la sincérité, à savoir la passion de l'analyse destructive de la croyance et le respect des traditions qui, avec le penchant à imiter dont il n'est qu'une forme, pousse à la dévotion officielle, n'ont pas de force ici. L'Américain a trop d'indépendance et d'indivi- dualité pour subir le joug du passé et de l'imita- tion et, d'autre part, la nature de son esprit l'éloigné de l'examen métaphysique. Un professeur de l'Ouest, parlant d'un érudit européen qui, depuis vingt ans, travaille à élucider je ne sais quelle page obscure de la psychologie d'Aristote, me disait : « Quelle folie d'employer sa vie à étudier des mots quand on a devait soi l'âme humaine encore si peu connue, surtout l'âme de l'enfant dont la science est à faire. » — C'est avec le même senti- ment de surprise un peu dédaigneuse que l'Améri- cain envisage les spéculations sur des problèmes de théologie insolubles. Elles lui paraissent vaines et stériles. En général, il accepte le Christianisme
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dans son ensemble, et, dans le Christianisme, il s'attache surtout à la partie morale, la seule vivante et féconde. Il parle moins de la méta- physique des Évangiles que de leur esprit, du dogme que du devoir. Dans la liste des discours prononcés Tan dernier à la chapelle de l'Université de Leland Stanford Junior', je relève les sujets suivants, bien significatifs : Soyez les ouvriers du monde; — Des caractères religieux de la pensée scientifique ; — Las'piration moderne vers le royaume de Dieu; — La formation du caractère] — Rendez votre vie féconde] — Le travail du prochain; — Amiel et Vinquiétude moderne. — Au Congrès des Religions, les prêtres ne parlent point seulement du dogme : ils traitent du Christianisme comme force sociale, étudient les rapports de l'Église et des problèmes de l'existence dans les grandes villes, la question du paupérisme, les relations du capital et du travail. La Religion n'a pas ici, comme il arrive parfois, détaché l'homme des intérêts matériels et des souffrances sociales. — Et cette tendance à se préoccuper moins des choses du ciel et du passé, que des besoins de la terre et du présent, n'est pas particulière au protestantisme. Je cause avec quelques prêtres catholiques et je les trouve, eux aussi, bien moins attachés aux formes d'autrefois, aux questions de dogme et de pratiques extérieures
1. The Leland Stanford Junior Universiiy. Register for 4891-92. Palo Alto.
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que le clergé d'Europe, et, à les voir sans soutane, vêtus d'une lévite comme les pasteurs, et surtout à les entendre parler, tout d'abord on les croirait prolestants : c'est le même souci des questions sociales, le même sens du réel, la même indépen- dance d'esprit que chez les autres Américains. Un évêque catholique déclarait ces jours derniers au Congrès qu'il trouvait bon qu'on procurât aux femmes tous les moyens de parvenir à l'enseigne- ment supérieur; un autre affirmait que le Catholi- cisme, loin de craindre la science, la rechercherait toujours, et le Recteur de l'Université catholique de Washington, Mgr Keane, voulant faire l'éloge du cardinal Gibbon, disait que c'était avant tout a practical man^ « un homme qui, profondément versé dans la philosophie de la religion, préférait toujours l'envisager au point de vue pratique ». — Le cardinal Gibbon, comme l'archevêque de Saint- Paul, Mgr Ireland, est d'ailleurs connu en Europe par son activité dans les questions sociales. A Paris même, on a pu récemment entendre ce der- nier se louer de prononcer presque autant de dis- cours sur l'industrie, l'agriculture et les chemins de fer que de sermons, proclamer, entre autres hardiesses, que le Catholicisme devait aller de l'avant, dût-il tomber parfois, les chutes étant pré- férables à l'immobilité, et faire une série de confé- rences qui n'étaient que le commentaire de ces paroles audacieuses prononcées quelques années
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plus tôt à Baltimore : « La religion qu'il nous faut aujourd'hui n'est pas celle qui consiste à chanter des hymnes suaves dans le chœur des cathédrales, à porter des chasubles brodées d'or, pendant que la multitude est absente des nefs ou des ailes et que le monde extérieur meurt d'inanition spirituelle et morale. Allez à la recherche des hommes : parlez- leur, non pas en phrases pompeuses, ni dans le style d'un sermonnaire du xvn^ siècle, mais en paroles ardentes qui pénètrent les esprits et les cœurs ^ » Dans l'Église, comme dans toutes les autres institutions, l'énergie américaine a intro- duit un ferment nouveau qui l'a vivifiée et comme rajeunie.
Au total, d'une race vigoureuse et saine, d'un esprit souple, plein de confiance et d'ardeur, l'Américain a bien les qualités de la jeunesse, et s'il en a aussi les imperfections, il lui importe peu, persuadé que le temps l'en corrigera et qu'il acquerra avec l'âge tout ce qui lui manque. — Tel qu'il est, il semble déjà puissant, et, en le voyant avec sa haute stature, ses traits accentués, son air résolu, d'une force sûre, en songeant à ses mines, ses forêts, ses prairies, toutes ses richesses du Far- West à peine exploitées, on n'est pas éloigné de le
1. Cité par M. Leclerc, Choses cV Amérique, A. Colin et C'% Paris. — Cf. L'Église, et le siècle, conférences et discours par Mgr Ireland, publiés par l'abbé Klein, Lecoffre, Paris.
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croire lorsqu'il affirme, dans un élan d'enthousiasme juvénile, que bientôt, au lieu d'accepter, comme il Ta fait jusqu'ici, l'influence des Etats de l'Est, i\ prendra l'ascendant, et que c'est à lui seul qu'ap- partient l'avenir.
CHAPITRE VIII
WASHINGTON
19 septembre.
C'est une autre nature et comme un autre monde. Plus rien du grand Ouest aux villes tumultueuses et aux plaines infinies, plus delog-houses, de mon- tagnes abruptes et de fleuves impétueux, mais des vallées calmes, des collines aux pentes adoucies, des rivières qui coulent lentes dans la verdure, des horizons rapprochés et tranquilles . Tout y est moyen , proportionné. C'est comme une rentrée en Europe. J'en ai eu l'impression très vive au sortir de Chicago, en passant de l'Illinois aux États plus achevés de rOhio et de la Virginie, mais surtout hier en tra- versant les Alleghanys ; il était cinq heures, le soleil se levait; sous la- fraîche lumière du matin, dont un léger brouillard tempérait la clarté, les mon-
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tagnes s'éveillaient paisibles au murmure de leurs cascatelles; dans les vallées, on apercevait des cottages, des fermes, des prairies d'herbes grasses, vertes comme un coin de campagne nor- mande, et aux stations le train s'emplissait de voyageurs d'une tenue sobre et correcte, lisant des romans anglais. — A Washington, l'impression s'ac- centue. J'arrive un jour de fête : on célèbre le cen- tenaire du premier Congrès fédéral. Sur l'avenue de Pensylvanie, bordée de monuments et d'hôtels, le Président des États-Unis, en voiture découverte, monte au Capitole, suivi de hauts personnages, de troupes qui défilent en bon ordre, de milliers de personnes qui l'acclament, et n'étaient les colored- men qui mêlent aux figures blanches leurs faces noires et crépues et imprègnent l'air d'une indé- finissable odeur nègre, au milieu des calèches, des uniformes, des foules qui se pressent désœuvrées et curieuses, on se croirait aux Champs-Elysées ou au Bois de Boulogne à quelque retour de Grand Prix. — Et tout ici rappelle l'Europe. Les parcs, les statues, les avenues droites aux ombrages majes- tueux font songer à Versailles; tous les édifices publics, bûtiments de la Guerre, de la Marine, du Trésor, sont des copies des nôtres; le Capitole res- semble à un édifice romain, la Maison Blanche à un temple grec et la colonne de Washington à l'obé- lisque de la place de la Concorde. Dans les Écoles, je trouve les élèves commentant Shakespeare et les
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pages d'Irving sur Tabbaye de Westminster. Au Geyieral Board of Education^ on me montre, savam- ment (tiquetée et cataloguée, une collection des œuvres pédagogiques de l'Allemagne, de l'Angle- terre et de la France, nos journaux, nos revues, nos publications universitaires. Chez des amis, je parle de TOuest, de sa grandeur sauvage, et l'on me répond littérature anglaise et philosophie alle- mande. Pour fuir cette atmosphère envahissante, je vais à quelques milles de là, dans la campagne, visiter la demeure de Washington, à Mount Vernon, au bord du Potomac; mais elle aussi, la correcte maison de bois du fondateur de la Répu- blique américaine, avec sa colonnade droite, ses dépendances régulièrement alignées, son parc aux daims et son verger classique, a comme un air d'Europe; à Fintérieur, ce ne sont que meubles de style français, tapis, porcelaines, tableaux de l'an- cien régime; dans la bibliothèque, quelques livres de chevet de Washington; je regarde les titres : Aventures de Télémaque, Lettres Persanes^ Œuvres de Voltaire....
Pourquoi ces souvenirs familiers laissent-ils une impression pénible? Maintes fois à Chicago et dans rOuest, au milieu des contrastes et des heurts de cette civilisation trop jeune et hâtive, l'esprit se tournait vers les mœurs adoucies du vieux monde, et voici qu'au retour inattendu des choses d'Eu- rope, on se sent pris de gêne, comme si l'on subis-
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sait déjà une contrainte, et en parcourant les ave- nues de cette capitale élégante aux verdures majes- tueuses et où l'on ne coudoie que des fonction- naires, on se prend à regretter la Prairie shj-skirled, l'horizon libre, le Far-West sauvage et son indé- pendance.
* *
21 septembre.
Fréquenté chez les nègres ces deux jours, — ou plutôt chez les gens « de couleur », comme on les appelle ici. Ils fourmillent à Washington, vêtus de costumes gris ou beige, de robes roses ou blanches, comme des gentlemen et des ladies; mais leurs faces crépues et surtout leur couleur les mettent toujours à part. Jamais les blancs ne les admettent dans leur société; il n'est pas d'usine qui les emploie, pas de collège ^ disent les Rap- ports, où l'arrivée d'une dizaine d'élèves noirs ne mettrait la classe en fuite, et, sauf dans les États du Sud, pas d'Église où l'on tolérerait leur pré- sence habituelle. Ils vivent à l'écart, se mêlant aux foules sans s'y confondre, formant dans la société américaine un monde isolé, ayant leur quartier spécial, leurs Églises, leurs prédications et leurs Éc^ es distinctes. — Je visite l'une d'elles. C'est,
1. Education oflhe colored meriy Report of theCommtssioner of Education. Washington, 1890-91, t. II, p. 961.
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dans une large avenue, un grand bâtiment de briques de bonne apparence. Il y a environ douze cents élèves, garçons et filles. Le Principal, un métis de mise soignée et de physionomie intel- ligente, me fait voir toutes les salles, depuis le Kindergarten où des négrillons en tablier rose, à mine éveillée, apprennent à lire avec une quar- teronne, jusqu'au cours supérieur où des négresses de dix-huit ans, sérieuses et déjà femmes, étudient la pédagogie sous la direction d'une jeune mulâ- tresse. Tous ces professeurs vous reçoivent dans leurs classes d'un air affable, mais avec une poli- tesse qui n'est point exempte de familiarité; l'un me demande ma carte pour venir me voir à Paris l'an prochain, l'autre me charge de lui envoyer, au retour, plusieurs livres d'étude. Mais tous sont aimables, comme heureux de montrer leurs élèves et avec un désir de plaire auquel les enfants répon- dent. Les grands nous parlent du rôle de La Fayette et des Français dans la Guerre de l'Indépendance; les plus jeunes, d'une voix claire et bien timbrée, nous chantent leurs plus jolis couplets ; un négrillon à qui Ton a dit que j'arrive de Paris pour les voir, s'écrie d'un air triomphant qu'il sait où est cette ville : « En France, sur la Seine! . — Ne savez-vous pas quelque chose de plus? demande le Principal. — Oui, Monsieur, Paris est la plus belle ville du monde. » — On admire ces amabilités et tant de bon vouloir, et cependant toute cette éducation paraît
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factice. Devant ces nègres aux corps souples de félins, alignés à des pupitres, emprisonnés dans nos paletots et nos vêtements étroits de civilisés, leurs cheveux crêpelés tondus ou serrés en nattes, leurs yeux mobiles retenus sur la grammaire de la langue anglaise ou l'histoire du Gouvernement civil de l'Amérique, on a le sentiment d'une ano- malie; elles sont faites pour une vie tout autre ces créatures de liberté, une existence plus simple et plus voisine de la nature, pour les longs far- nientes aux soleils d'Afrique, et les efforts pour leur imposer la culture et la civilisation améri- caines doivent rester infructueux. — Et pourtant, à les bien examiner, ils ne paraissent pas subir de contrainte; ils semblent faciles à la discipline, avides de s'instruire; leurs réponses sont vives et justes, leurs physionomies intelligentes ; je recueille quelques-unes de leurs compositions, au hasard : elles dénotent un niveau intellectuel qui n'est pas inférieur à celui des autres écoliers. Sans doute, l'impression première n'était pas juste, faussée par des idées préconçues. — Mais, comme je songeais, en parcourant ces rangs d'enfants de couleur, que, les préjugés s'effaçant devant l'égalité de l'intelli- gence, ils seraient bientôt américanisés, la vue d'une élève aux cheveux blonds et soyeux, au profil européen et au teint blanc très pur, « rejetéc parmi les noirs, me dit le Principal, parce qu'elle a dans les veines quelques gouttes de sang nègre »,
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m'a fait sentir toute la profondeur du préjugé qui sépare encore les deux races....
* * *
Disparaîtra-t-il un jour? « Oui, si les nègres montraient des capacités égales à celles du blanc, disent quelques Américains ; mais jusqu'ici, malgré leurs nombreuses écoles, malgré leurs cent sept Académies, Universités et Collèges, il en est bien peu qui parviennent à s'élever au-dessus des fonc- tions subalternes. En réalité, il n'y a rien à attendre d'eux. Tout jeunes, il est vrai, ils donnent quelques espérances; ils ont de la vivacité, de la souplesse; on les voit prompts à l'assimilation, attentifs, dociles, et l'on s'imagine les avoir transformés; mais avec les années, l'incapacité et les vices de l'esclave reparaissent; leur esprit se montre rebelle à l'abstraction et à tout ce qui dépasse l'instruction élémentaire; ils deviennent dissimulés, désobéis- sants, paresseux, et en même temps leur tempé- rament d'Africain, un moment endormi, se réveille avec des déchaînements d'instincts parfois féroces, voisins de la brute. Jamais on ne pourra les civi- liser. — Il est douteux d'ailleurs qu'ils réussissent à vivre aux États-Unis ; ni au point de vue physiolo- gique, ni au point de vue intellectuel, ils ne sem- blent faits pour supporter nos climats et nos luttes.
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S'ils ont pu jadis y résister trois siècles, c'est que leurs maîtres les fortifiaient de nouvelles recrues d'Afrique, les maintenaient dans la vie agricole, et ne permettaient le mariage qu'aux plus vigoureux; mais aujourd'hui, émancipés, livrés à eux-mêmes dans le tourbillon de la vie américaine, appauvris par des mariages sans discernement, leur race végète et s'étiole. C'est le devoir du blanc, qui leur a créé celte situation, d'y porter remède et de l'adoucir, mais il ne pourra que reculer leur fin. » — Selon d'autres, au contraire, ce pessimisme n'a point de fonde- ment. Le nègre n'est point condamné à disparaître : il se transformera et sera assimilé par la race amé- ricaine, comme le sont aujourd'hui l'Allemand ou le Suédois. Déjà, il se montre plus attaché aux États- Unis que la plupart des immigrants ; dans le Sud, sa position s'améliore, et s'il est vrai que ses progrès intellectuels et sociaux sont moins rapides que ses émancipateurs ne l'avaient espéré, il ne faut pas oublier que l'affranchissement ne date que d'hier, que les blancs le chassent des manufactures, du com- merce, ne lui laissant que les métiers infimes, que la plupart n'ont avec lui que des rapports de maître à employé et le maintiennent avec un soin jaloux dans son isolement. Qu'au lieu de l'abandonner à lui-môme, sous prétexte qu'ayant été élevé à la dignité de citoyen américain c'est à lui de work out his own political and social salvation^ ils lui tendent la main, et il sera bientôt américanisé.
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J'assiste à un congrès de gens de couleur. C'est le soir, dans une Église baptiste ; des centaines de nègres et de négresses de tout type et de toutes nuances, depuis le profil si débarrassé du masque d'Afrique qu'il est presque européen et d'un jaune si pâli qu'on le prendrait pour un hâle léger, jus- qu'au visage d'ébène, au nez élargi et aux lèvres bestiales, sont entassés dans la nef et les tribunes. Pas un blanc . — Tous ces gentlemen et ladies noires, d'une mise élégante, mais où l'on sent le goût du clinquant, s'agitent, causent, rient, s'éventent, et aux lueurs indécises de gaz, dans l'atmosphère sur- chauffée, lourde de l'odeur nègre, ces multitudes de têtes crépues aux dents blanches et aux yeux mobiles, se détachant sur un fond de gilets clairs, de robes éclatantes et de capotes de fleurs, donnent à l'assemblée un aspect fantastique. La séance com- mence. On chante d'abord des hymnes; les voix sont agréables, avec des intonations harmonieuses et passionnées; les orateurs, tous des pasteurs nègres, font ensuite des discours; quelques-uns ont la parole facile, de l'éloquence même et adres- sent aux noirs des vérités pénibles, qu'eux seuls peuvent leur dire. Un révérend du Kentucky, entre autres, s'élève, avec indignation contre leur condition présente, humiliante et basse. « Vous ne
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savez être que coiffeurs et cireurs de bottes ! » s'écrie- t-il ; et ce n'est pas seulement la faute du blanc, des Trader- Unions qui défendent d'employer les nègres dans les usines, c'est aussi la leur, car ils n'ont pas su entrer dans la vie industrielle de l'Amé- rique : « Au point de vue mécanique, leur dit-il en substance, vous en êtes encore au temps de l'émancipation ; vos Écoles ne songent qu'à la cul- ture intellectuelle et jamais au travail des mains ; aussi, au lieu de former des ouvriers et des ingé- nieurs habiles, elles ne font que des domestiques instruits. Réagissez, ayez des connaissances indus- trielles, faites-vous votre place dans cette civilisa- tion, et le blanc vous traitera en égal, en libre citoyen des États-Unis! » — Et les nègres d'ap- plaudir, leurs yeux animés d'enthousiasme, comme s'ils voyaient déjà briller l'aurore de cette égalité. Le jour en paraît loin. A la sortie du congrès, je les regarde se disperser dans la foule; avec leurs traits mobiles, leur physionomie expansive, ils semblent incapables de soutenir contre la forte énergie de l'Américain le fight for place auquel leurs pasteurs les encouragent; auprès de lui, ils ont l'air de grands enfants. Toutefois on aime à les voir : leurs mouvements souples, leurs faces lui- i^antes, leur large sourire, font un heureux con- traste avec les gestes d'acier et la gravité de l'Amé- ricain et mettent une note d'exotisme dans cette société déjà trop européenne.
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II
29 septembre.
Quantité de visites. On rentre dans la vie civi- lisée. Peu à peu, d'ailleurs, cette première impres- sion si pénible de ressemblance avec l'Europe s'at- ténue et ce monde, dont les dehors tranquilles surprennent au sortir de l'exubérance de Chicago et s'exagèrent par contraste au point de sembler conventionnels, apparaît bientôt sous un autre aspect, très différent du nôtre.
Nous causons. Les hommes ont ici plus de loi- sirs, on peut les entretenir sans scrupule, sans les voir obsédés d'une pensée d'affaires. En se balan- çant sur des fauteuils mobiles, dans ces salons confortables, ornés de tentures de soie aux teintes adoucies, de photographies, d'étagères, de poti- ches, de ces mille fantaisies d'Europe et d'Orient qui donnent à certains parlors américains un aspect de musée, pendant que les femmes parlent science ou philanthropie et que les jeunes filles flirtent avec les jeunes hommes, nous causons d'elles. Dans l'Ouest, en effet, où la civilisation s'organise, bien que les Américaines se fassent remarquer çà et là par leur énergie et leur indépendance, ce qui frappe surtout, c'est la nouveauté des scènes, la lutte contre les forces élémentaires, le caractère
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de l'homme; mais ici, dans une nature plus voisine de l'Europe, un monde déjà ancien où la vie sociale a plus de développement, ce sont elles au contraire, leurs allures et leur rôle, qui forcent la curiosité. — Certes, pour beaucoup, ce n'est pas un des moindres désagréments d'un séjour en Amérique que cette diversité des sujets qui s'imposent et cette sorte d'envahissement des problème squi con- cernent la femme ; mais en un pays neuf, où toutes les races se mêlent, toutes les questions s'agi- tent, la diversité est inévitable, et, quelque esprit d'opposition qu'on se sente contre l'émancipation des femmes, si persuadé qu'on soit que leur dignité est d'être inconnues, que leur place est au foyer et que de celles qui s'en écartent mieux vaut taire l'exemple, elles ont ici un rôle si important qu'on n'aurait qu'une idée incomplète de la société amé- ricaine si on ne leur accordait une certaine atten- tion.
Voici trois jeunes femmes : l'une a fondé un club littéraire et étudie le bouddhisme; l'autre s'est donnée au relèvement de la race nègre; la troisième visite des prisons. — Dans ce groupe déjeunes filles qui flirtent, il en est une sortant de la High School, jolie, de famille riche, qui cherche un travail, une œuvre à laquelle elle puisse se dévouer. « A quoi bon? lui demande une Européenne souriant à ses dix-neuf ans et à son charme, bientôt sans doute vous serez mariée. » Le mot provoque une indi-
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gnation générale : il paraît que nulle injure n'est plus offensante pour les Américaines que de sup- poser qu'elles pourraient songer au mariage avant d'avoir trouvé un gentleman qui leur plaise et demande leur main. — Celle-ci n'a qu'un désir, utiliser sa vie : / want to do somelhing in life^ dit-elle. Les autres flirtent-elles également sans arrière-pensée de mariage? Je ne sais, mais toutes ont des habitudes qui s'éloignent des nôtres : l'une va voyager en Europe, seule; l'autre est membre d'une Société athlétique et travaille à l'éduca- tion des enfants abandonnés; celle-ci a passé les vacances dans les Catskill avec des amis, campant dans la montagne, dormant sous les étoiles; celle^ là va partir dans quelques jours à Wellesley Col- lège, dans le Massachusetts, étudier le grec, le latin, l'économie politique; dans l'Ouest d'ailleurs, n'en ai-je pas vu quitter leurs familles, louer une maison dans un bas quartier et vivre avec les pauvres, sortir seules avec des jeunes hommes et les recevoir en tête-à-tête, présider des con- grès, prononcer des discours sur le crime et ses causes, le suffrage universel et le régime des pri- sons, et agir en toutes choses avec une indépen- dance qu'en nos pays on tolérerait à peine à une femme mariée? A quelle conception se rattachent ces habitudes d'affranchissement dans la vie domes- tique et sociale? —. A l'exception des libertés du flirt, dont ils ne parlent qu'avec réticences, jugeant
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le caractère français trop frivole pour en appré- cier le sérieux, les Américains qui, en général, sont fiers de la haute situation qu'occupe chez eux la femme, me l'expliquent volontiers et avec maints détails. On ne peut que résumer ici leurs conversations.
Aux États-Unis, la femme est considérée comme l'égale de l'homme au sens absolu du terme. Com- ment cette conception, si contraire aux idées de l'Europe, a-t-elle pu se former, ce n'est qu'après avoir parcouru l'Ouest et le Far-West qui, avec leurs caractères énergiques, leur demi-civilisation et leurs terres incultes, rappellent exactement l'an- cien monde du settler, que l'on peut le comprendre. — Qu'on se représente, en effet, d'après eux, cette contrée sauvage qu'était l'Amérique d'autre- fois, ce pays immense et presque inhabité où l'homme, vivant loin de tout pouvoir central, sen- tait grandir en lui l'amour de l'indépendance et de l'égalité où il inclinait déjà grâce à ses origines anglo-saxonnes; ce milieu primitif où la femme, énergique comme tous les êtres de sa race, intel- lectuellement émancipée par une religion indivi- duelle , qui l'invitait comme l'homme au libre examen, isolée dans une log-house au milieu des sauvages, protectrice du foyer en l'absence du père ou du mari occupés à la guerre ou au défri- chement des forêts, institutrice des enfants et sou- vent seule gardienne des traditions de goût impor-
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tées de l'Europe, car elle seule en son existence sédentaire avait quelques loisirs pour les choses de Tesprit, et l'on concevra que les principes qui avaient réglé jusque-là les rapports sociaux de l'homme et de la femme et maintenu celle-ci en une condition inférieure ne pouvaient subsister. Développant en elle des qualités d'énergie et d'ini- tiative qui, en Europe, s'étaient atrophiées faute d'emploi, faisant œuvre virile, la femme prit peu à peu dans la société nouvelle une place propor- tionnée à l'importance de son rôle, et aujourd'hui, partout, l'homme aux États-Unis voit en elle une égale. — C'est là un fait qu'il ne faut jamais perdre de vue lorsque l'on veut comprendre l'Américaine, car lui seul éclaire tout ce qui, pour l'étranger, est une énigme obscure dans sa situation sociale et domestique.
Comment la famille et le monde agissent-ils en effet avec le jeune homme? Ils respectent sa personnalité, ne s'immiscent point dans ses affaires, le laissent choisir à son gré ses amis, sa profession, la femme qu'il associera à son existence — La jeune fille, en vertu des idées égalitaires, jouit de la même liberté dans les limites où sa dignité n'en saurait être atteinte, limites larges en un pays où elle est sauvegardée par la loi, les mœurs et le respect de tous et qui, en beaucoup de milieux, sous l'influence d'une éducation virile, vont gran- dissant encore. Elle est donc indépendante, presque
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autant qu'un jeune homme. Non seulement ses parents — qui, ne lui donnant pas de dot, n'ont pas à intervenir dans son mariage, comme ceux qui se dépouillent d'une part de leur fortune pour un gendre inconnu — la laissent libre dans le choix d'un mari, mais dans sa vie journalière, ses goûtset ses plaisirs. Elle a ses occupations de toutes sortes, ses sociétés, ses clubs, ses amis. Dans beaucoup de familles, rien ne s'oppose à ce qu'elle les reçoive en tête-à-tête et se fasse accompagner par eux aux bals, aux théâtres et aux parties de campagne, quel- quefois en partageant les dépenses ou même en les payant entièrement. C'est à ces relations amicales, où entre naturellement quelque coquetterie, mais toujours innocente, que se réduit le flirt; un jeune homme qui s'en autoriserait pour sortir de la dis- crétion serait aussitôt éconduit et même, en cer- tains cas, poursuivi par les lois. La dignité fémi- nine y est si peu compromise qu'un Américain est fier d'obtenir la main d'une jeune fille à qui vingt gentlemen ont ainsi fait la cour et que celle-ci, les rencontrant plus tard dans le monde, aimera les pré- senter elle-même à son mari. — Épouse, la femme ne perd rien de son indépendance, car l'Américain est persuadé « qu'un des fondements les plus sûrs du bonheur domestique et d'une collaboration alïectueuse est le respect mutuel de la personna- lité et l'absence, ou du moins la répression conti- nuelle, de toute velléité d'envahir ou de pénétrer
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rinlimité du moi '». Elle conserve ses amis, sa vie personnelle. Légalement, elle est libre ; affranchie de toutes les incapacités dont la femme mariée est frappée d'ordinaire; elle peut vendre, hériter, gérer ses biens, disposer du produit de son travail, faire des opérations de bourse sans l'autorisation du mari, et, en plusieurs États, à la mort de l'époux, la tutelle des enfants lui revient de plein droit. Après comme avant le mariage, elle reste, ainsi que l'homme, un être indépendant.
Certains faits, il faut le reconnaître, ne semblent pas toujours justifier ces coutumes. Chez quelques jeunes filles, le goût du plaisir et du luxe se déve- loppe jusqu'à la passion, et, enivrées d'hommages et d'indépendance, plusieurs préfèrent aux devoirs du mariage les succès du flirt chers à la vanité. Mariées, il en est qui gardent le besoin du monde et de ses excitations, une individualité égoïste, une vie séparée de celle de leur mari; enfin, dans ces projets d'union formés par les jeunes gens eux-mêmes et auxquels la famille donne plutôt son assentiment que son contrôle, il entre parfois moins d'amour réel que d'engouement juvénile et après quelques années, ou seulement quelques mois, certains mariages — moins d'ailleurs qu'on ne l'imagine en Europe, car si la loi facilite le divorce, les frais excessifs de la procédure en res-
4. The Idéal Americarv Lady and other Essais. Siegvolk, Putnam's Sons, New York.
172 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
treignent le nombre — aboutissent à la mésintelli- gence et aux ruptures. Mais ce sont là des faits d'exception qui se produisent dans tous les pays, quelles qu'en soient les coutumes, et qui, aux yeux des Américains, n'infirment nullement la valeur du principe d'égalité. Beaucoup d'entre eux, à qui de longs séjours en Europe permettent des com- paraisons de mœurs, m'assurent qu'il a en efl'et d'immenses avantages. — N'étant ni immobilisée en une sujétion irritante, ni contrainte jusqu'au jour du mariage, où sa personnalité surgira sou- dain avec les lacunes et les surprises des natures trop longtemps comprimées, pouvant voyager, travailler selon ses goûts, donner un libre cours à son énergie, la jeune fille américaine se développe sainement, sans que son imagination la ramène avec une persistance morbide à l'espoir du mariage, unique remède ailleurs au désœuvrement et à l'ennui des filles. Elle s'épanouit, jouit de sa jeu- nesse, est pleinement heureuse. Son indépendance lui autorisant les sorties et les occupations de toute nature, art, littérature, philanthropie, éducation ' des enfants, soin des malades et des pauvres, au lieu de traîner jusqu'au mariage une jeunesse inu- tile, elle peut se créer une vie active dont la société profite et, par sa présence habituelle dans les réunions du monde qui ajoute aux relations sociales un charme inconnu en Europe, préserver les jeunes hommes des entraînements de leur âge,
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adoucir les mœurs et les épurer. — Ce n'est pas tout encore : libre, courtisée, vraiment reine et sachant que mariée il lui faudra abdiquer une part de son empire, car on recherche moins l'épouse que la jeune fille, pour que l'Américaine consente au mariage il faut, en général, que l'homme qui demande sa main lui inspire une réelle affection, et dans ces unions où la dot est inconnue, où le seul mobile est un attrait mutuel longuement éprouvé en ces tête-à-tête que l'usage autorise et où le masque des conventions tombe, n'y a-t-il pas plus d'apparences que les époux soient heureux qu'en ces mariages hâtifs où les fiancés se connaissent à peine, où l'homme épouse une dot et un intérieur, et où la femme, ayant moins égard au mari qu'à l'affranchissement du mariage, ne s'attache qu'à demi à l'époux que lui ont donné le hasard et la spéculation, et réserve à la maternité le meilleur de son amour? — Épousant le mari de son choix, l'Américaine ne le laisse pas supplanter dans son cœur par ses enfants, et bien qu'elle ne laisse jamais à une étrangère le soin de les nourrir et remplisse fidèlement ses devoirs envers eux, elle reste toujours épouse avant d'être mère; ayant goûté le monde lorsqu'elle était jeune fille, elle trouve naturel d'y renoncer en partie quand, maî- tresse de maison, elle a plus de responsabilités, du moins s'en détache-t-elle plus aisément que les jeunes femmes qui ont toujours été sevrées et
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n'ont recherché le mariage que pour en jouir; gar- dant son indépendance dans la vie conjugale, elle ne se laisse pas absorber dans les petitesses et les riens domestiques, sait protéger son individualité contre les routines du ménage, conserverau dehors une activité sociale, le plus souvent philanthro- pique, — activité nécessaire en un pays neuf et libre où l'on ne souffre pas que l'État accapare toutes les œuvres d'intérêt public et où l'homme ne peut suffire seul à toutes les tâches; — et ainsi le mariage, au lieu d'être l'annulation de la femme ou, comme quelques-uns l'ont défini en Europe, « un égoïsme à plusieurs », est l'union de deux personnalités qui se complètent mutuellement et collaborent à l'œuvre générale.
— Telle est la théorie américaine sur l'égalité de l'homme et de la femme dans la famille et la société. C'est dans l'Ouest surtout qu'on l'applique entièrement. Là, les jeunes filles ont une indépen- dance presque masculine; il y a quelques années, on y a même vu une femme, d'une haute intelli- gence d'ailleurs, Mrs Lucy Stone, attendre pour épouser son fiancé, M. Blackwell, de trouver un (lergymanqui consentît à supprimer de la béné- diction nuptiale la formule liturgique sur l'obéis- sance de l'épouse, et refuser de porter le nom de son mari afin de protester contre cette « diminu- tion » de la personnalité féminine. — Dans l'Est, les idées d'Europe et les traditions puritaines, encore
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vivaces chez beaucoup de familles, tempèrent ce que ces théories égalitaires ont parfois d'excessif en leurs applications. Mais, modérées ou non, elles seront toujours inacceptables à l'homme de race latine. Bien que plusieurs contrées de l'Europe, la Suède, le Danemark, la Russie, l'Angleterre, lui aient donné depuis longtemps l'exemple d'un com- mencement d'émancipation féminine, il ne peut s'y accoutumer. En vain les Américains l'assurent qu'en leur pays de mœurs sévères et de femmes énergiques, l'émancipation n'a aucun des incon- vénients qu'elle pourrait entraîner ailleurs , il demeure incrédule et ne peut approuver, car c'est cette énergie même, avec tout ce qu'elle implique de raison et d'expérience du monde, qui froisse l'idéal qu'il s'est fait de la femme. Il lui paraît que la jeune fille qui peut se passer de protecteur, qui n'est ni réservée, ni timide, ni ignorante de la vie, a perdu les plus aimables qualités de son sexe. — (^ Ce ne sont pas des femmes ! » répond-il lorsqu'on tente de lui faire admirer cet être composite fait de grâce fine et d'énergie virile qu'est l'Améri- caine. Voulant à la jeune fille une candeur que pas même un hommage n'ait effleurée, ses libres sor- ties loin des surveillances maternelles l'inquiètent, ses flirts le scandalisent et ses amitiés masculines, toutes délicates qu'elles puissent être, troublent le rêve de pureté dont il l'enveloppe; reconnu maître de la famille, accoutumé à ce que l'épouse
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ne puisse agir légalement ni disposer de son salaire sans l'aulorisation maritale, jouissant pour sa conduite des immunités du Code et de l'opi- nion, la liberté de Tépouse américaine et l'égalité complète du mari et de la femme devant le monde et la loi le choquent directement dans ses privi- lèges et ses habitudes de pensée. Il ne saurait concevoir le mariage comme Tunion de deux per- sonnes indépendantes. Il lui paraît que l'indivi- dualité de l'épouse ne peut aboutir qu'à l'annula- tion du mari et volontiers il prodiguerait aux Américains les conseils de son expérience sur la nécessité de ramener la femme à une soumission d'où ils n'auraient point dû la laisser s'écarter. — Les Américains, de leur côté, ne sont pas moins étonnés de nos mœurs. La morale mondaine qui interdit le flirt avec une jeune fille et autorise à courtiser une femme mariée leur semble contra- dictoire : « Le flirt vous scandalise, me disait une Américaine, et vous l'approuvez quand il n'a plus le mariage pour excuse et pour but! » La garde vigilante dont nous entourons nos filles, leur paraît offensante autant pour la dignité féminine que pour l'honneur masculin; elle enlève, selon eux, un grand attrait aux relations sociales, et, en fai- sant envisager aux jeunes filles le mariage comme une entrée dans la vie, un commencement, alors que pour l'homme il est une fin, elle prépare pour l'avenir des motifs de dissensions funestes au bon-
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heur domestique; enfin, Tusage de la dot qui, favo- risant le mariage des jeunes filles riches et parfois sans attraits aux dépens des autres, s'oppose à la sélection naturelle, leur paraît être pour les familles et les races une cause fatale de dégénérescence.
Mais de part et d'autre les critiques sont vaines puisqu'il n'a point dépendu de la volonté des deux peuples d'avoir des mœurs différentes. Dans nos civilisations vieillies où les débouchés manquent, où l'énergie s'use, où l'obligation du service mili- taire retarde l'avancement, les fortunes sont lentes et les mariages tardifs ; — de là la nécessité de doter les jeunes filles et de les entourer d'une étroite surveillance. De plus, chez nous, héritiers des Romains, d'une nation où la femme était toujours mineure, où la loi l'obligeait à passer de la tutelle du père à celle du mari qui la tenait « sous sa main », suivant la forte expression latine, non seu- lement la femme est si peu préparée à la liberté que l'indépendance américaine lui serait un péril, mais le sentiment de sa faiblesse est si enraciné au plus profond de l'instinct, qu'alors môme nos moeurs rendraient son émancipation possible, on ne saurait s'y résigner complètement. L'Améri- cain, au contraire, habitant une contrée jeune et opulente où la fortune est rapide, descendant d'une race où le respect des femmes était traditionnel, où celles-ci, naturellement fermes et maîtresses d'elles-mêmes, ont pu, au milieu des dangers de
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la colonisation et des besoins d'une civilisation nouvelle où leur initiative était indispensable, se fortifier dans l'énergie et la liberté, peut épouser les jeunes filles sans dot et les laisser indépen- dantes. Obéissant à leur insu à la logique des origines et du milieu. Latins et Anglo-Saxons ont ainsi adopté sur les femmes des mœurs et des idées différentes : les uns, ce que Stuart Mill appe- lait avec exagération the Subjection of Women^ les autres, leur émancipation. — Chacun des deux peuples a les conceptions qui lui conviennent le mieux. Il faut essayer de les comprendre, il serait puéril de les critiquer.
CHAPITRE IX
PHILADELPHIE
6 octobre.
On dit la ville jolie, aristocratique, et elle-même, comme une cité de l'Ouest, vante ses monuments, ses avenues et ses parcs. Je l'ai mal vue sans doute, car après une semaine il ne me reste qu'une impression de manufactures, de bâtiments d'affai- res et d'interminables files de maisons d'ouvriers, petites et pareilles, pressées comme les cellules d'une ruche.
Au sortir de Washington élégamment assoupie dans ses verdures et son fonctionnarisme, cette grande ville avec ses 22 500 établissements indus- triels et ses 122 000 employées me paraît être la cité du travail. Les Américains se plaisent à m'y mon- trer l'émancipation des femmes dans l'ordre éco-
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nomique, conséquence naturelle de leur égalité domestique et sociale.
Plusieurs visites. J'en note brièvement quelques- unes. — Au Drexel Institute. C'est une sorte (Técole professionnelle aménagée avec un luxe de confort et d'espace que nous imaginerions diffici- lement en Europe. Elle a été fondée par un ban- quier de Philadelphie, J.-A. Drexel, afin d'assurer aux jeunes gens, aux jeunes filles surtout, une culture artistique ou industrielle suffisante pour subvenir à leurs besoins. J'y vois des jeunes filles étudier non seulement l'économie domestique et des métiers féminins, dans des cuisines qui sem- blent des laboratoires et des ateliers de modes, mais encore la lithographie, la peinture, la sculp- ture sur bois, la mécanique; j'en vois môme deux qui, debout à de hauts pupitres à côté des jeunes hommes, dessinent des épures et relèvent des plans; ce sont de futures architectes, et l'Américaine qui me sert de cicérone me rappelle avec orgueil que c'est une jeune fille qui a construit le Women's Palace de Chicago et que, durant la maladie de ringénieur Robling, c'est sa femme qui a dirigé les travaux du pont de Brooklyn, à New York. — A Bryn Mawr Collège, aux environs de Philadel- phie; on y enseigne, entre autres sciences, la bio- logie et l'économie sociale, l'exégèse et les langues sémitiques : c'est un établissement exclusivement féminin. Le dean ou doyen, qui veut bien m'ex-
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poser quelques instants les avantages de l'émanci- pation des jeunes filles, est une femme, docteur en philosophie. — Au Bureau d'éducation; plusieurs femmes y sont employées. Pendant que nous cau- sons, entre une jeune miss, vingt ans tout au plus, élégante, un air de distinction, avec un petit sac d'étoffe noire où Ton devine des papiers ; familière- ment, elle distribue des poignées de mains à Tin- specteur et à quelques gentlemen, puis, s'adressant au directeur d'une High School,lui annonce qu'elle ira chez lui le samedi suivant prendre a lot of infor- mations. — « Très bien », répond le directeur ouvrant son portefeuille, « inscrivons : Miss B... ivill be ravenous on Saturday ». Elle rit sans embarras et, m'abordant, après quelques mots de présentation, me dit qu'elle voudrait causer de l'éducation fran- çaise et me demande un rendez-vous à mon hôtel. C'est une jeune fille reporter. — Hier, à l'heure convenue, elle arrive au parloi\ toujours élégante, s'installe dans un rocking, et, après avoir prévenu toute curiosité par quelques détails brefs sur ses occupations — un métier très agréable pour les jeunes filles, on ne les envoie que chez les per- sonnes « honorables » et elles ne traitent que les questions féminines, modes, éducation, charité, — elle tire de son sac papiers et crayons et me fait subir pendant une heure un interrogatoire précis, écrivant rapidement, sans s'interrompre, avec çà et là, à certaines réponses, des exclamations de
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surprise amusée et un joli air de commisération pour les jeunes Françaises qui ne peuvent sortir seules ni être reporters. En partant, elle me serre cordialement la main et promet de m'envoyer son article. — Au Woman's Hospital. Le directeur est une femme, le Docteur Anna F.... Une servante, toute blanche sous son bonnet et son tablier de mousseline, m'introduit dans un parloir très simple où j'attends la « doctoresse » qui achève une opé- ration. Bientôt elle arrive et nous visitons Thôpital, d'abord le collège de médecine qui y est annexé et où j'aperçois, au cours d'anatomie, une soixan- taine de jeunes filles, l'air réservé et sérieux, qui se préparent au doctorat; puis les salles de dis- section, les réfectoires, les appartements tran- quilles où les incurables sommeillent dans leurs fauteuils, la nursery aux tables basses où les enfants prennent leur lunch, les chambres claires où les jeunes femmes endorment leurs bébés, tout cela, salles, galeries, ameublement, d'une simplicité extrême, relevée de cette propreté luisante qui est presque un luxe. Mais, ce qui me frappe plus encore que la bonne tenue de la maison, c'est son air de quiétude et la sympathie que Mrs F... témoigne à ses malades ; pour tous, elle a une marque d'inté- rêt, un compliment aux mères sur leur nouveau- né, une caresse aux enfants, un conseil, un sou- rire; aussi, quand elle traverse les salles, tous les visages s'éclairent; il semble qu'une atmosphère
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de paix se répande autour d'elle; sous la femme médecin il y a ici une sœur de charité....
Après quelques-unes de ces visites accompa- gnées de conversations, de documents et de ces statistiques dont la précision américaine est tou- jours prodigue, on mesure le progrès qu'a fait en ces dernières années l'émancipation de la femme aux États-Unis. — Quand Henriette Martineau visita l'Amérique, il y a soixante ans, elle constata que sept carrières seulement étaient ouvertes aux femmes; aujourd'hui, non seulement elles peuvent être médecins, reporters, architectes, mais encore chimistes, pharmaciens, comptables, secrétaires, ingénieurs, pasteurs, avocats, gardiennes de déte- nues, matrons ou surveillantes de police aux postes où l'on conduit les prisonnières, dans le Massa- chusetts, l'État de New York, l'Illinois et Rhode Island; professeurs de mathématiques, de philo- sophie, d'histoire, etc., dans les Universités de l'Ouest ; juges de paix dans le Kansas, le Wyoming, le Missouri et la Golombia; notaires et greffiers dans rOhio et le Wisconsin, et procureurs géné- raux dans le Montana. — L'accès de ces carrières, me disent les Américaines, n'a pas été obtenu sans luttes; bien qu'acceptant l'égalité dans les relations sociales et domestiques, l'Américain, surtout dans les États de l'Est, partageait jadis sur les métiers féminins la plupart des idées européennes, entre- tenues d'ailleurs par l'immigration, et ne pou-
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vait admettre rémancipation de la femme d.ni- Tordre économique. Aussi, lorsque, il y a (iii('l<in(i cinquante ans, les Américaines réclamèrent le droit de pénétrer dans les carrières jusque-là réservées aux hommes, il leur fut répondu qu'elles y seraient déplacées. Vainement elles objectèrent, comme le fit plus tard Stuart Mill *, qu'il appartenait à elles seules de savoir quelles professions convenaient à leur sexe et à leurs aptitudes et qu'on ne pourrait savoir ce dont elles étaient capables qu'après les avoir vues agir, les barrières ne s'ouvrirent pas et il fallut les forcer. La lutte fut pénible. Pour obtenir l'accès de la plupart des professions masculines, il fallait d'abord pénétrer dans les Universités, et celles-ci se fermaient avec obstination. Lorsque, en 1848 environ, une femme se présenta pour la première fois au cours de médecine de Harvard, on l'écarta ; deux ans plus tard, quelques membres de la Faculté votèrent en sa faveur « sous la réserve des statuts » ; n'ayant pu découvrir dans la Constitution aucun article qui s'opposût à sa demande, ils allaient l'accepter, mais, ayant admis en même temps deux ou trois élèves nègres, les étudiants se soulevèrent, protestant contre « ce mélange des sexes et des races, » et elle fut ren- voyée. — Partout, à côté des établissements univer- sitaires, les femmes furent obligées de fonder des
i. Cf. The Subjection of Wcmen.
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annexes, des écoles spéciales, parfois déconsidérées par l'opinion publique; à peine leur Collège de médecine était-il ouvert à Philadelphie, que la Société médicale de la ville lançait Fanathème « contre les médecins qui y professeraient, les femmes qui y prendraient leurs grades, et les personnes qui iraient les consulter ». — Mêmes luttes pour l'accès du barreau. Il y a une dizaine d'années, lorsque Mrs Kilgore demanda à exercer les fonctions d'homme de loi au tribunal de Phila- delphie, bien que dès 1869 Mrs Arabella Mansfield eût déjà obtenu le droit de plaider dans l'Iowa, trois cours le lui refusèrent, et ce ne fut qu'après plusieurs appels qu'on fit droit à sa requête. Mais devant l'hostilité de l'opinion et les difficultés de toute nature, l'énergie des femmes américaines ne faiblit pas. Elles subirent les privations, la misère, les critiques, soutinrent vaillamment la lutte, et enfin l'emportèrent. Aujourd'hui on compte dans rUnion plus de 150 femmes avocats, et la loi fédérale du 15 février 1879 déclare que toute femme membre du barreau pendant trois ans à la Cour suprême d'un État ou d'un Territoire peut exercer devant la Cour suprême des États-Unis; en 1849 il n'y avait qu'une femme médecin : on en compte actuellement plus de 4 555, dont 70 sont médecins des hôpitaux ou chefs de clinique et 95 professeurs dans .les Écoles de médecine; il y a une vingtaine d'années, les femmes n'étaient qu'en
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petit nomhic dniis les fondions masculines et lil»(r.il('s : m.iiiilcnant il y a plus de 200 femmes pasteurs, et quelques-unes sont attachées comme aumôniers aux Cours législatives des dilTérens États, 900 journalistes, 2800 femmes de blIic , 10 000 peintres ou sculpteurs, 35 000 musicienne;-, 59 000 planteurs ou rancliers, 93 000 comptables, secrétaires, expéditionnaires, employées dans les administrations privées ou les offices du gouver- nement, aux Contributions, au Trésor, etc., — à Washington seul, en 1891, sur 17 000 fonction- naires publics, il y avait plus de 6 000 femmes, — 145 000 chefs de commerce, enfin 252 822 profes- seurs. Par contre, on les écarte des carrières péni- bles qui exigent la force physique. Récemment, dans les montagnes Rocheuses, deux jeunes filles sans travail avaient revêtu des habits masculins pour s'enrôler dans une équipe de mineurs; après quelques semaines la fraude fut découverte et, malgré leurs supplications, on les renvoya. Le spectacle d'une femme occupée à de rudes beso- gnes, travaillant la terre ou portant des fardeaux, est intolérable à FAméricain. Mais , sauf les métiers de manœuvre, la plupart des professions sont accessibles à la femme aux États-Unis, et le juge Thayer, exprimant à ce sujet l'opinion d'un grand nombre, disait déjà il y a quelques années en accordant à Mrs Kilgore le droit d'exercer les fonctions d'avocat : « Si cette chose que des philo-
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sophes et des essayistes arriérés avaient coutume d'appeler la « sphère » de la femme existe encore, ce doit être une sphère d'un rayon infini et indéterminable.... Il ne serait pas judicieux de retourner la roue du temps et de prétendre de nos jours qu'on ne doit pas accorder à la femme le droit de suivre la vocation qui convient à ses goûts et à laquelle ses études l'ont préparée *. »
Quelques barrières toutefois lui résistent encore ; les Universités de l'Est lui refusent des chaires; 23 Etats seulement l'autorisent à plaider , et dans plusieurs on ne lui permet ni de nommer les membres des comités scolaires , ni d'y être éligible ; enfin , ses salaires sont généralement inférieurs à ceux de l'homme. Dans les Offices du gouvernement, à Washington, des femmes faisant exactement le même travail que les autres employés ne reçoivent que les deux tiers des salaires mascu- lins; dans le Massachusetts, le traitement moyen d'un homme professeur s'élève à 590 francs par mois, et celui d'une femme à 240 - ; il est vrai que sur 10 965 professeurs il y a 9973 femmes et 992 hommes : la différence de traitement est due ici à la nécessité d'attirer l'Américain dans une carrière qu'il déserte d'ordinaire pour des métiers
1. Cité par F. Carey. Women of Ihe XX^^ Century. Apre- phecy from History. Princeton Review, novembre 1884.
2. Plus exactement, 5^90 fr. 35 et 240 fr. 45. Dans les autres États, la différence est moins sensible. Cf. the Report of the Commissioner of Education, Washington, 1891-1892.
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plus lucratifs; mais ailleurs Tincgalilé des snl.iiir- >(\l)li(|n<' par des raisons moins ha nie- : un - iin- tcur à qui une lady demandait réccmiiiciit pour- quoi le Gouvernement payait moins le tr,i\,iil Ar< femmesquecelui deshommes, répondîiil : ■ Madaiiic si nous leur donnions les mômes salaires, elles seraient bientôt exclues de tous les bureaux, car les électeurs assiègent les places de telle sorte que ce n'est qu'en alléguant une raison d'économie que nous pouvons conserver quelques femmes employées ^ » — Quant aux droits de vote, quel- ques États les avaient autrefois accordés à la femme, mais ils les ont supprimés presque aussi loi, et bien que beaucoup pensent, avec les fondateurs de rUtiiversité de Leland Stanford Junior, que « les droits d'un sexe, politiques ou sociaux, sont les mômes que ceux de l'autre et que cette égalité doit ôtre entièrement reconnue * », sauf le Kansas et le Wyoming, où la femme a le droit de suffrage municipal, aucun État ou Territoire ne lui recon- naît de droits politiques. — L'émancipation, on le voit, n'est pas encore entière et j'entends quelques AiiH ricaines, moins sensibles aux libertés acquises qu'à celles qui leur manquent encore, parler de « l'esclavage » où l'on maintient la femme....
1. Factors in American Civilizationy p. 208. New York, 1893.
2. The Leland Stanfoi^ Junior University, Circulaires 1 et 2. Palo Alto.
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II
Faut-il souhaiter que les inégalités dernières qui protègent les droits masculins contre les réclama- lions féminines disparaissent ou que, s'en tenant aux faits accomplis, on cherche au contraire à en restreindre la portée? Sur ce problème autour duquel nous aimons faire le silence, mais dont la solution nous importe autant qu'aux Améri- cains eux-mêmes, carTémancipation complète de la femme aux États-Unis aurait un contre-coup en Europe, les discussions sont vives. En ce pays de libre controverse, où tous s'intéressent aux pro- blèmes sociaux, où nul ne craint de remettre les principes en question, les pamphlets, les articles, les discours sur les avantages et les dangers de Témancipation des femmes se comptent par milliers. Il suffira sans doute d'en indiquer la substance et l'esprit.
Leur ton est différent de celui de l'Europe ; soit que l'indépendance de la femme dans les relations sociales et domestiques les ait préparés à toutes les autres, soit que leur esthétique moins délicate ne souffre pas à la vue d'une jeune fille procureur ou greffier, soit plutôt qu'en dépit de ses travaux masculins celle-ci retienne toujours quelque grâce
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et que sous l'architecte et l'avocate ils respectent toujours la femme, les Américains — sauf parfois dans les journaux comiques qui, obligés au badi- nage, feront allusion à « l'agréable surprise du mari quand il découvre qu'au lieu d'une épouse, il presse sur son cœur un avocat, un ingénieur ou une doctoresse » — s'abstiennent des plaisanteries faciles que le spectacle des femmes hommes de loi ou pasteurs provoquerait chez nous, et c'est en un langage sérieux et réservé qu'ils discutent le problème de l'émancipation.
— Accorder le droit de suffrage aux femmes, disent quelques-uns, ce serait jeter dans la vie conjugale un ferment de dicsorde, et les entraîner en des milieux vulgaires où leur dignité et leur santé peut-être se trouveraient compromises; de plus, le droit de nommer les représentants du pays, droit qui entraîne inévitablement l'éligibilité aux fonctions de l'État, n'appartient en prin- cipe qu'à ceux qui peuvent le défendre par les armes, créent la civilisation et y sont préparés par toute leur vie publique; le reconnaître aux femmes, qui pour la plupart ne sauraient en user, ce serait ajouter de nouveaux embarras à tous ceux que suscite déjà le suffrage universel et leur donner un privilège dangereux pour la société et pour elles-mêmes inutile. — D'autres, et ils sont nombreux, affirment au contraire qu'aussitôt que la femme, au lieu d'être réduite à discuter ses
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opinions chez elle, pourra les émettre publique- ment et les exprimer par un vote, toute dissension politique sera bannie du foyer; il leur paraît que la crainte d'exposer sa santé et sa grâce dans la rudesse des mœurs électorales, que sa présence adoucirait sans doute, est un scrupule illogique, alors qu'en bien des cas on ne la juge ni déplacée dans les hôpitaux, les prisons, les asiles où elle va coudoyer le vice et la misère, ni trop faible pour soutenir seule la lutte de l'existence. « D'ailleurs, ajoutent-ils, a-t-on jamais vu qu'une santé déli- cate entraînât pour l'homme la déchéance des droits politiques? — Quant au service militaire, il est si peu nécessaire à l'exercice de ces droits, que dans tous les pays, des milliers d'électeurs en sont dispensés et qu'en plusieurs, tels que la Grande- Bretagne où il n'est pas obligatoire, la plupart de ceux qui votent n'ont jamais été soldats. On ne doit pas oublier, du reste, que si les femmes ne sont pas appelées à exposer leur vie dans les ba- tailles, elles le font en soignant les hommes blessés pour la patrie, et en donnant le jour à ceux qui la défendent. De même, si elles ne participent pas directement au progrès, ne construisent pas les chemins de fer et les villes, ce sont elles qui élèvent l'homme qui bâtit les cités : parce que celui-ci, ayant des muscles plus forts, peut soulever des pierres et laisser une marque tangible de son œuvre, est-il juste d'en conclure que lui seul édifie la civi-
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lisation? La main la plus active reste ici invisible*. ~ On prétend que la majorité des femmes n'a nullement besoin des droits politiques et ne sau- rait les exercer. Qui le prouve? En tous les temps, depuis les Sémiramis jusqu'aux Elisabeth et aux Catherine de Russie, n'a-t-on pas vu les femmes aptes au Gouvernement? Et pour ne parler que des devoirs d'électeur, pourquoi ne sauraient-elles les remplir, alors qu'elles sont capables de tenir une école, un asile, une maison de commerce, et en quoi diriger un home et élever des enfants prépa- rerait-il moins aux fonctions civiques que con- struire un chemin de fer ou vendre de la bougie sur un comptoir? D'ailleurs, si pour accorder le droit de suffrage aux hommes on avait attendu la certi- tude qu'ils en useraient tous avec discernement, jamais ils ne l'auraient obtenu. N'est-il pas étrange aussi, pour ne pas dire davantage, qu'on le refuse aux femmes américaines quand on l'a accordé aux nègres! Et comment affirmer qu'il serait inutile? Un instinct plus logique que nos raisonnements pousse les êtres à la recherche des moyens d'action nécessaires à leurs fins; lorsque, malgré les argu- ments qu'on leur oppose, on voit un grand nombre de femmes persister à réclamer des droits politi- ques, soutenir qu'ils leur sont indispensables, non
4. Voir le développement de ces argurnenls dans The social and polilical Status of Womcn et The Economie Position of Women. Factors in American Civilizationf op. cit.
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pour satisfaire à de vaines ambitions, mais pour lutter contre l'intempérance, mettre un terme aux corruptions administratives, améliorer le régime des prisons, s'occuper de l'éducation et des ques- tions vitales qui influent sur la société tout entière et d'où dépendent leur avenir et celui de leurs filles, a-t-on vraiment le droit de leur répondre que la solution de ces problèmes ne les intéresse pas au même titre que l'homme et que leur collaboration serait inefficace? — Quoi qu'il en soit, parmi les Américaines distinguées il en est peu qui réclament les droits électoraux, et, malgré le nombre de ceux qui travaillent à les leur faire obtenir, il est pro- bable que ce sont les Anglaises, dont les progrès sont à cet égard plus rapides, qui devanceront la femme américaine dans la voie de l'émancipation politique.
Sur le terrain de l'économie sociale, les discus- sions se renouvellent, moins ardentes peut-être, car la cause est presque gagnée, mais très vives encore. Beaucoup d'Américains soutiennent que l'intrusion des femmes dans les carrières de l'homme, et sur- tout dans les fonctions libérales, est un progrès funeste, nuisible à leur santé, car les travaux masculins exigent une activité physique et céré- brale au-dessus de leurs forces ; nuisible à l'avenir de la famille, car, en admettant qu'après avoir exercé les fonctions d'homme de loi ou de chirur- gien elles soient assez robustes pour supporter les
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devoirs de la maternité, il y a peu d'apparences qu'une jeune fille médecin ou avocat, ayant dépensé dix ou quinze ans de sa vie à se créer une situation agréable et pécuniairement indépendante, consente aux sujétions du mariage et du home^ et comme ce sont les mieux douées qui travailleront ainsi, il en résulte que les fonctions de la maternité seront laissées aux moins intelligentes et que les races dégénéreront*. — Supposons toutefois qu'une telle jeune fille se marie : ou elle conservera sa profes- sion, ou elle y renoncera; dans le premier cas, c'est l'abandon du foyer; dans le second, n'est-il pas certain que les souvenirs, et peut-être le regret de ses occupations libérales, la détourneront des humbles occupations du ménage auxquelles rien jusqu'ici ne l'avait préparée 1 — Préjudiciable au bonheur domestique, cet empiétement de la femme sur les métiers masculins ne l'est pas moins aux intérêts sociaux, car, vivant à moins de frais, désireuse de s'insinuer dans toutes les car- rières et de s'y faire agréer, acceptant des rétri- butions infimes, elle fait renvoyer les hommes,
1 « If the ablest women go into business or professional life, — and it is this class only who can win success there — it follows that the best women will not become the mothers of families; the maternai funclion will be left to a lower order of women. The best women will thus be prevenled from transmitting their superior qualities to theirolTspringand the race will deleriorate. » Professor Merwin, Discussion on the Economie Position of Women, Factors in American CiviUzationy op, dt.
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baisser les salaires, et crée ainsi au monde des travailleurs des dommages incalculables. L'intérêt général comme l'intérêt privé exigerait donc que, renonçant à des ambitions déplacées et des com- pétitions fâcheuses, la femme se contentât des métiers féminins.
Mais qu'est-ce qu'un métier « féminin » ? deman- dent à leur tour les partisans de Témancipation. Une occupation qui n'oblige point à quitter le foyer? En cet âge où le travail de la machine a presque entièrement remplacé celui des mains, il n'en existe aucune; nulle femme ne peut vivre chez elle du travail de ses doigts. Serait-ce un métier qui demande peu de force? En certains pays, on voit la femme occupée dans les mines et les champs, et ce sont les hommes qui ont le monopole des fonctions sédentaires dans les admi- nistrations et les bureaux. — Le partage des métiers en « féminins » et « masculins » fait, jusqu'ici par l'intérêt de l'homme, est purement arbitraire. En réalité, toute profession que la femme est capable d'exercer est une profession féminine; qu'on laisse son choix libre, et la concurrence suffira à l'écarter des emplois contraires à sa santé ou à ses apti- tudes. — On craint, dit-on, que les femmes, lors- qu'elles pourront se créer une position indépen- dante, ne veuillent plus consentir au mariage ; objection sans valeur et qui se retourne contre ceux qui l'avancent : « Soutenir que les femmes
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refuseront de se marier lorsqu'elles auront une situation indépendante, c'est dire que le mariage est une condition haïssable et qu'il faut leur met- tre le couteau de la misère à la gorge pour les obliger à l'accepter. Ergo^ la race humaine ne peut se perpétuer sur la terre sans l'immolation d'un sexe entier. Question : ceci admis, combien de temps est-il désirable que la race humaine se per- pétue? On ne pourrait le souhaiter, si la condition première de son existence était la nécessité dégra- dante de forcer la femme au mariage par la misère; mais cette opinion n'est partagée que par les hommes qui sentent qu'ewo? ne voudraient pas se marier s'ils étaient femmes, à moins d'y être for- cés... Mais ces craintes sont chimériques : les femmes continueront à se marier aussi longtemps qu'elles trouveront des hommes dignes de leur confiance *. » — On dit encore que les professions masculines ne les prépareront pas à leur rôle domestique et épuiseront leur santé. Erreur pro- fonde; ce qui compromet la santé des femmes, c'est la lutte contre les obstacles de toute nature qu'on leur suscite pour les écarter des travaux masculins, et non ces travaux mêmes : l'expérience a en effet établi que parmi les carrières de l'homme il en est beaucoup qui n'exigent aucun surmenage ;
1. D'après M. EUen E\ Kenyon. Discussion on the Economie Position of Women. Factors in American CiviLizalwn, p. 218. New York. Op, ciL
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un secrétaire, un receveur d'enregistrement, un employé de ministère, ont moins de fatigue qu'une ouvrière qui supporte tous les jours huit ou dix heures de travail dans un atelier de couture ou de modes, et l'on ne voit pas que le métier de fleuriste ou de brodeuse, métier essentiellement féminin, prépare mieux aux choses du ménage et à l'édu- cation des enfants que celui de médecin, de chimiste ou de professeur. La science des travaux domesti- ques n'est pas d'ailleurs si ardue qu'elle exige une longue culture, et toute femme qui a acquis dans l'exercice de sa profession des habitudes de labeur et d'endurance est plus apte qu'une autre à s'y accoutumer promptement: de plus, il lui est toujours loisible, grâce à son travail, d'apporter au budget commun un surcroît de ressources qui la dispen- seront des besognes trop rudes. — « Savez-vous faire la cuisine? demandait ironiquement un Euro- péen à une jeune Américaine docteur en mathé- matiques qui lui annonçait son mariage. — Non, répondit celle-ci, mais j'ai sur d'autres femmes l'avantage d'être assez accoutumée au travail pour l'apprendre facilement et de gagner assez d'argent pour avoir des serviteurs. »
L'émancipation de la femme dans l'ordre éco- nomique ne compromet pas plus les intérêts sociaux que ceux de la famille. Tout d'abord, il est vrai, son entrée dans les professions mascu- lines provoque une baisse des salaires et le renvoi
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d'un certain nombre de travailleurs ; mais ce n'est là qu'un de ces dommages momentanés que toute réforme entraîne inévitablement avec soi, dommage réparable et compensé d'ailleurs par un profit plus grand. En effet, le travail dont la société dispose n'est pas, comme d'aucuns semblent le croire, en quantité invariable et fixée à jamais, de telle sorte que, de nouveaux ouvriers survenant, il n'y en ait plus pour tous. Il augmente, au contraire, d'une manière illimitée avec les besoins de la civilisation, et les hommes exclus de certains métiers par l'in- trusion de la femme trouveront, dans la suite, des occupations nouvelles. — H y a plus : en prenant la place des hommes dans les bibliothèques, les comptoirs, les bureaux, les ministères, la femme les renvoie peu à peu aux grandes entreprises, aux métiers pénibles, voire même périlleux, pour les- quels leur vigueur les désigne et où ils se déve- loppent au lieu de se féminiser dans des occupa- tions sédentaires. Enfin, il est bon qu'un élément féminin s'introduise dans toutes les professions; douée d'une conscience plus scrupuleuse, apportant à l'exercice de ses fonctions un plus vif souci des détails, la femme en perçoit mieux les défauts, tolère moins les abus et est plus apte que l'homme à les corriger. En veut-on des exemples? Jadis, dans les prisons de Chicago, les directeurs avaient négligé les précautions nécessaires pour séparer complètement les enfants et les jeunes filles des
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autres prisonniers : aussitôt entrées dans la police, les matrons firent cesser le scandale; au County Insane Asylum, dans rillinois, les gardes adminis- traient de Topium aux malades pour s'épargner les embarras de la surveillance : dès qu'une femme médecin, Miss Florence H'..., y fut envoyée, les désordres prirent fin *; dans le Wyo- ming, à peine les droits politiques leur ont-ils été accordés, qu'elles ont fait fermer les saloons lieu de boisson et de corruptions électorales , observer les lois sur le jeu et l'ivresse et, en quel- ques semaines, obtenu la suppression d'excès que les hommes avaient été jusque-là impuissants à réprimer ^. — Dans toutes les carrières où elle pénètre, la femme signale sa présence par d'utiles réformes, aussi partout est-elle indispensable : l'Eglise ne saurait se passer de la douceur de son ministère; le barreau, de son éloquence per- suasive pour défendre les intérêts de son sexe opprimé ; l'architecture, de ses conseils, car celle qui fait le home s'entend mieux que tout autre sinon à l'édifier, du moins à en régler la distribu- tion intérieure; la mécanique, de son esprit ingé- nieux qui lui a fait inventer par milliers non seule- ment des objets utiles aux travaux domestiques, mais des perfectionnements dans les machines, les
1. Cf. Julian Ralph, Oiir Great West, ch. ii, New York.
2. Voir le Rapport de M. John Kingman, conseiller à la Cour suprême des États-Unis.
200 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
wagons, les locomotives*; la médecine, de son concours dévoué pour soigner les femmes et les enfants; les lettres et les arts, de cette influence purifiante, de cet esprit moral qui se dégage des œuvres des Alcott, des Margaret Fuller, des Beecher-Stowe, des Frances Barnett, des Helen Jackson, des Elisabeth Phelph, qui toutes n'ont mis leur talent qu'au service des idées justes et nobles. Comme le disait un orateur au Congrès de Chicago, « la société tout entière a besoin de son esprit d'ardeur, de sa main habile, de sa vive intuition, de sa conscience plus délicate, de son infatigable dévouement, et empêcher ses énergies
1. De 1830 à 1860, 45 000 femmes ont pris des brevets d'invention; de 1860 à nos jours, le nombre des « inventrices » a encore augmenté. « Le trait le plus frappant, dit Miss Ellen Kenyon, est la variété des articles inventés par les femmes. Beaucoup se rapportent surtout aux choses féminines, aux enfants, aux affaires domestiques : — des chariots d'enfants, des agrafes de têtières, des berceaux de poupées, des rocking- chairs, des ustensiles de cuisine, des cages d'oiseaux, etc. Ces articles sont nombreux, mais nombreuses aussi sont les inven- tions propres à l'industrie masculine : une machinée scier les jantes des roues, une plieuse-coupeuse, une faucheuse, une étrille, même un haut fourneau et un nouveau modèle de vaisseau de guerre, un procédé pour monter les lentilles fluides, une lampe et un télescope sous-marins, une sonnerie d'incendie, un thermomètre, des axes sans puissance calori- fique, des chauffeurs de sûreté pour wagons, des fumivores de locomotives, des propulseurs à hélice, des écrans à étincelles, des couchettes de wagons-lits, des rails de tram- ways, des sarcloirs, des pelles, des brouettes, des cages à poulets, des wagons, des attaches pour les balles de coton et des patins à roulettes. • The Economie Position of Women. Factort in American Civilizalion, op. cit.
PHILADELPHIE. 201
de se manifester, ce n'est pas seulement la dépouiller de son droit, c'est priver le monde d'une activité bienfaisante et laisser perdre des dons divins ».
Quels que soient d'ailleurs les avis sur les avan- tages de son émancipation dans l'ordre économique, il faut bien reconnaître qu'elle est aujourd'hui nécessaire. Peut-être l'égalité des sexes dans le travail et leur bbre concurrence ne sont-elles qu'une transition vers un régime supérieur, mais, en l'attendant, le nombre des femmes obligées de subvenir elles-mêmes à leurs besoins étant immense, — on en comptait, en 1890, 3 300 000 en Autriche- Hongrie, 3 750 000 en France, 4000 000 en Angle- terre, 5 500 000 en Allemagne, et aux États-Unis seuls 2 700000 ^ chiffres qui augmentent tous les ans avec les difficultés croissantes de la vie civilisée — et, les carrières féminines étant encom- brées depuis longtemps, ne pas ouvrir les autres, c'est condamner la femme à la misère et à ses ten- tations, abaisser le niveau moral de la famille et de la nation tout entière. Au point de vue domestique comme au point de vue social, il est donc indispen- sable que les professions masculines soient acces- sibles aux femmes.
C'est là l'opinion d'un grand nombre d'Améri- cains, et des plus distingués, écrivains, pasteurs,
1. The American Cultivator. Cité dans Fac^or^ in American Civilization, p. 257, op. cit.
202 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
philosophes. Sans doute, la nécessité la fera pré- valoir; les emplois encore interdits s ouvriront à mesure que le besoin s'en fera sentir et que les femmes se montreront aptes à les exercer, et toutes ces discussions prendront fin. « Il est inutile de parler pour ou contre sur les lois sociales à l'égard du droit des femmes », prononçait déjà il y a une dizaine d'années le secrétaire Folger, en cas- sant la décision d'un tribunal qui interdisait à Mrs Miller le droit de diriger un vaisseau sur le Mississipi : « Mrs Miller désire gagner son pain comme capitaine de steamer; c'est une profession honnête, et si elle est capable de la remplir, elle a le droit d'y entrer ». Phrase caractéristique et que je souligne, car elle résume l'esprit que l'Amé- ricain apporte à la question « féministe ». Il n'ignore pas que l'émancipation complète dans l'ordre industriel et politique même est la consé- quence logique du principe d'égalité, et, un prin- cipe admis, il ne recule jamais devant les consé- quences, quelque désagréables qu'elles puissent être à ses sentiments; mais, d'un esprit pratique, ennemi des réformes soudaines conçues dans l'abstraction, il ne les accepte que peu à peu, dans la mesure où la logique des faits a contrôlé la sienne. Certes on peut ne point aimer les libertés où il aboutit ; — il est môme naturel qu'elles soient antipathiques, car le
1. Princeton Review, novembre 1884.
PHILADELPHIE. 203
spectacle d'une femme pasteur ou magistrat blesse profondément nos idées et nos mœurs — mais, que l'émancipation soit un bien ou un mal, on ne sau- rait trop approuver la sagesse avec laquelle il pré- vient les dangers d'une évolution trop rapide en la retardant jusqu'à ce que les femmes prouvent qu'elles y sont préparées. Elisabeth Browning, raillant les tentatives puériles de la femme pour s'affranchir, avait dit : « Elle tient à prouver ce qu'elle peut faire avant de l'accomplir, à discourir des droits de la femme, de la mission de la femme et de la fonction de la femme jusqu'à ce que les hommes s'écrient : « La fonction de la femme est « évidemment de bavarder... » — Silence! ma sœur, ajoutait-elle. Pas un mot! En discourant, nous prouvons seulement que nous pouvons parler, et l'homme n'en a jamais douté. Ce dont il doute, c'est que nous puissions accomplir avec une grâce modeste le travail que nous n'avions point fait jusqu'ici. Fais-le, et l'Univers témoignera pour toi et dira : Celle qui a fait cette tâche était née pour la faire; accordez-lui en le droit, et qu'il en soit de même pour toutes les autres œuvres. Quiconque guérit la plaie, quoique deux fois femme, doit être appelé médecin*. » — Malgré le respect qu'il pro- fesse pour les femmes, ce n'est que lorsqu'elles ont suivi ces conseils,, qu'au lieu de se borner à de
1. Aurora Leigh.
204 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
vains discours elles ont agi et se sont montrées capables d'entrer dans les carrières masculines, que l'Américain leur a accordé peu à peu le droit d'y pénétrer. Ce sont là des faits qu'on aimerait rappeler, et aux femmes d'Europe qui sont parfois tentées d'envier la situation des Américaines et de les imiter dans leur indépendance, et aux théori- ciens complaisants qui voudraient leur accorder soudain toutes les libertés.
CHAPITRE X
BOSTON
8 octobre.
C'est la terre classique des États-Unis, la patrie des Poe, des Lowell et des Emerson, un coin d'études silencieuses et presque d'antiquité. La cité, vieille de plus de deux siècles, est étendue tranquille au bord de la rivière Charles et de la mer dont les nappes d'eau l'isolent et la pénètrent de leur calme, et mille restes d'autrefois, les Commons, le Fort-Warren, la maison de Franklin, les rues aux murs noircis qui se croisent tor- tueuses, la State-House avec son ancienne coupole d'or, la « Old South Church », hantée de souve- nirs d'il y a cent ans, donnent au voyageur l'im- pression d'un autre âge. La population elle-même, moins mêlée de races étrangères et moins libre
206 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
d'allures que dans les autres villes américaines, est d'un air moins jeune et paraît avoir des pen- sées différentes; on ne rencontre que des visages creusés d'un pli intellectuel; des femmes, des jeunes filles portant sous les bras des livres, des journaux qu'elles parcourent en tramway, et le soir, à la Bibliothèque publique, on voit toujours les tables entourées de lecteurs. Boston ne vit que pour la science...
Au delà, c'est la Old Colony, une campagne paisible, des cottages aux verdures centenaires, des villages aux vieux noms anglais, Salem, Dudley, Oak Grave, Concord au cimetière moussu où repo- sent les colons du dix-septième siècle et, sous les ombrages du Sleepy Hollow, Alcott, Thoreau, Haw- thorne, Emerson, les poètes et les philosophes qui vécurent en ces retraites et les animèrent de leurs méditations. Et à s'enfoncer en ces soHtudes peu plées de nobles souvenirs on a de plus en plus la sensation de pénétrer dans une Amérique qu'on ne soupçonnait pas, une Amérique pensive, tournée vers le passé, avec je ne sais quelle expression d'in- tellectualisme austère, comme si l'esprit des puri- tains qui, à peine débarqués sur ces rivages, y fon- daient des écoles, « afin que les lumières de leurs pères ne s'éteignissent pas avec eux dans les tom- beaux et que le Tentateur ne les induisît pas au péché d'ignorance », planait encore sur la Vieille Colonie avec le calme des anciens jours....
BOSTON. 207
*
27 octobre.
Le Massachusetts est un des États les moins étendus de TUnion, et l'on y compte 7336 écoles publiques; à Boston seul, il y en a 600, sans parler des écoles littéraires où Ton commente Shake- speare, Irving et Longfellow; des écoles privées et paroissiales, des instituts, des universités, des collèges. Tous ces établissements sont d'un accès facile ; les Principaux introduisent volontiers l'étranger dans les classes; les professeurs l'invi- tent à leur table avec les élèves, disant leur vie, leurs études, citant des documents, des chiffres, des détails. — J'en visite un grand nombre durant ces trois semaines, Primary et Grammar Schools, Kin- dergarten. Instituts, Écoles secondaires, l'Univer- sité de Harvard, les Collèges de Vassar, de Smith, de Wellesley; je les compare à ceux que j'ai vus dans l'Ouest, et même à Philadelphie, Washing- ton et New York : tous me paraissent infiniment supérieurs. « We set an exemple for the other States », me disait hier un vieil inspecteur du Bureau d'éducation. Ce sont en effet des écoles modèles ; c'est bien ici qu'il faut venir si l'on veut voir fonctionner le système d'éducation des Améri- cains et en saisir Pesprit; et il est indispensable de le faire, car tout ce qu'on a pu observer de leurs
208 LA SOCnÎTÉ AMÉRICAINE.
mœurs, de leur caractère et de rémancipation des femmes, resterait en partie inintelligible si on ne savait comment on les élève et surtout comment on développe en eux cette énergie souveraine qui leur permet impunément toutes les indépendances.
II
Lorsqu'on cherche à dégager Fidée initiale de cette éducation qui frappe tout d'abord par son caractère de virilité, indiquer ce qui en fait la force et la difterencie de l'éducation latine, un mot aus- sitôt s'impose : « Former des hommes », tel est, dit- on, son but; mot commode assurément et tant de fois répété qu'il a pris pour beaucoup la valeur d'un axiome. Mais, à l'examen, il ne paraît que vague, trop imprécis du moins pour déterminer avec exactitude l'orientation de la pédagogie amé- ricaine. — Depuis les anciens, pour qui « former des hommes », c'était façonner des corps habiles aux exercices de la palestre et des esprits subtils experts en beaux discours, ou, comme les Romains, des êtres robustes, d'intelligence pratique et rompue aux affaires, jusqu'à certains peuples modernes qui n'entendent par là qu'encombrer la mémoire de toute la science accumulée par les siècles et réduire la volonté, la formule s'est prêtée
BOSTON. 209
en effet à tant d'interprétations différentes! C'est que, bien qu'en théorie tous reconnaissent que « former des hommes » c'est développer les facultés en une correspondance harmonieuse, dans la pratique, chaque société, obéissant à des lois peut-être inéluctables, abaisse l'idéal à son niveau, et, adaptant le principe aux circonstances, tourne l'être tout entier vers l'intellectualisme ou la force physique, la contemplation ou l'action, l'accepta- tion passive ou l'énergie, selon les exigences de SOI propre milieu „
Or dans un monde tel que le monde américain, obligé à tous les labeurs d'une civilisation qui s'or- ganise et envahi par un flot d'immigrants qui mena- cent d'effacer son caractère primitif, deux besoins s'imposent avec la force des nécessités vitales : il faut, d'une part, que ces fils d'étrangers sans attache avec leur patrie nouvelle soient trans- formés en Américains, liés de cœur aux États-Unis, et d'autre part qu'ils puissent collaborer à l'œuvre de la civilisation commençante, qu'ils soient pré- parés à toutes les formes de l'action : faire des citoyens et des hommes propres à la vie pratique, tel est donc le principe de l'éducation américaine.
Ce principe n'implique nullement, il importe de le remarquer, que l'éducation doive verser en un plat utilitarisme, bannir l'idéal, ne permettre à l'enfant que le savoir des faits. Pour cette race d'intelligence ouverte et ambitieuse qui s'installe
14
210 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
en un pays jeune avec Texpérience des peuples anciens et aspire non seulement à se maintenir au rang de la société européenne, mais encore à la surpasser; des hommes d'esprit étroit n'aspirant qu'au fini, capables seulement de besognes maté- rielles, défrichement de plaines, destruction de forêts, construction de villes et de chemins de fer, ne sauraient suffire. Il faut au monde américain des êtres plus complets *. « Ce dont nous avons besoin, écrivait J. Mac Alister, le directeur du Drexel Institut, ce ne sont ni d'athlètes, ni de prodiges intellectuels au corps faible et maladif, ni d'ascètes qui regardent avec un même dédain le développement harmonieux du corps et la culture de l'esprit; ce que ce grand monde vivant, remuant, où nous devons agir demande, ce sont des hommes au corps ferme, aux muscles et aux nerfs vigou- reux, d'intelligence active, libres dans l'exercice de la volonté souveraine, des hommes capables de pensée, d'action et d'endurance au milieu des devoirs et des charges de la vie *. » — Culture physique, culture morale, culture intellectuelle, tout est donc impliqué dans le principe de l'édu- cation américaine et peut y rentrer largement, mais non en une mesure égale. Il est évident que ce qui doit importer ici, c'est moins la profondeur
1. Physical Trainîng in Education, Discours h la Philadcl- phian Turngeineinde, octobre 1886.
BOSTON. 241
et rétendue des connaissances que l'aptitude à les acquérir rapidement et à les utiliser, moins la science elle-même que la droiture, les qualités civi- ques et morales, surtout l'énergie de la volonté, sans qui les plus beaux dons et le savoir lui-même resteraient inutiles. Qu'on étudie les œuvres des maîtres, qu'on assiste à des conférences de péda- gogie, qu'on parcoure les rapports des inspecteurs, les comptes rendus scolaires, partout on trouvera ces principes exprimés sous mille formes : « La force du caractère prime celle de l'intelligence », dit Emerson, et ce philosophe, le plus transcen- dental cependant des idéalistes, tout imprégné d'Hegel et de bouddhisme hindou, et en apparence le plus dédaigneux de la réalité, ne cesse d'exalter au-dessus de toutes les vertus l'énergie, car, dit- il, « la vie n'est pas affaire d'intellectualisme ni de critique, mais d'action * ». — « Que le professeur n'oublie jamais, disent les circulaires, que chaque élève est un citoyen américain et que dans tous les enseignements, et en particulier dans celui de la géographie et de l'histoire, c'est la question du patriotisme qui doit dominer, afin d'inspirer à l'en- fant une admiration presque sans bornes pour la grande nation qu'il doit appeler sienne ^. » — « Nous prenons pouraccordé, disait au congrès d'éducation
1. Essays. (Expérience.)
2. Fifty-sixth Annual Report of the Board of Education,MaiS- sachusetts, Boston, 1893.
242 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
un inspecteur de l'Ohio, que la formation du carac- tère est le but suprême de l'école et par conséquent que la culture morale est son premier devoir, et nous pensons aussi que le développement de l'énergie droite est l'élément essentiel de la culture morale *. » — Ce que de tels principes entraînent dans la pratique, ce qu'ils mettent de différence entre l'éducation américaine et l'éducation latine, il est possible maintenant de le déterminer. Au lieu de se méfier de la volonté individuelle et de dompter l'esprit d'initiative, on les développe; au lieu d'en- visager l'instruction comme chose ayant sa fin en soi, fin souvent tenue suspecte et qui s'oppose d'une manière aiguë à l'éducation, on la subordonne à la culture du caractère et on la confond si intimement avec elle, qu'il n'existe pas même de terme spécial pour la désigner ; les divers comités dont les fonc- tions correspondent à celles de notre ministère de l'instruction publique sont appelés des « Bureaux d'éducation »; les comptes rendus scolaires, des « Educational Reports », et pour désigner une per- sonne sans instruction on dit, non qu'elle est igno- rante, mais uneducated; au lieu de dresser une barrière entre l'enfant et le monde, de faire de l'école et du collège un milieu factice fermé à la vie du dehors, qui n'y pénètre que clandestine et par
1. E. E. White of Columbus, Religion in School^ Discours au Congrès international d'éducation, Chicago, 1893.
BOSTON. 213
conséquent faussée, et de laisser à rinexpérience des vingt ans le soin de former le jeune homme à la vie — au prix de quelles déceptions et souvent de quelles chutes, on le sait, — on pense ici que réducation tout entière doit être une préparation à l'existence. « Rappelez-vous, disait à ses profes- seurs le fondateur de l'Université de Leland Stan- ford Junior, exprimant à ce sujet l'opinion géné- rale, que les jeunes gens que vous préparez aux grades universitaires ne doivent pas être seulement des savants, mais qu'ils doivent avoir avec une volonté ferme the knowledge oflife^ la connaissance de la vie *. »
Mais, sans anticiper davantage sur les consé- quences de ces principes, suivons l'enfant et le jeune homme à travers la famille, l'école et le collège.
III
Tout jeune et au foyer même, l'enfant américain est traité comme un être libre et responsable. Point de ces tendresses toujours alarmées, de ces surveillances étroites et presque jalouses qui* pré- viennent l'esprit de décision et répriment comme une faute toute velléité d'initiative. Aimant eux-
1. The Leland Stanford Junior University (Circulars).
214 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
iTK^mes la liberté et persuadés qu'on ne saurait y ôlrc accoutumé trop tôt, ayant d'ailleurs trop d'occupations et d'individualisme pour absorber leur vie dans celle de l'enfant, les parents lui lais- sent de bonne heure toute l'indépendance compa- tible avec sa sécurité. Il va seul à l'école, traverse seul la ville en tramway ou en chemin de fer, choisit ses camarades, les invite et les voit libre- ment. — Un Français marié à une Américaine, et qui ne peut s'accoutumer à ces mœurs, me racon- tait que ses enfants, dont l'aîné a treize ans à peine, allaient sans permission jouer à la campagne ou chez des amis du voisinage. « J'ai voulu m'y opposer, me disait-il, exiger qu'on demandât une autorisa- tion, mais j'ai dû y renoncer : leur mère et sa famille jugeaient que c'était là une prétention tyrannique. » — Ce respect de la volonté de l'enfant est parfois si absolu qu'une étrangère souleva l'autre jour une vive indignation en conseillant à des amis d'obliger leur fille, âgée de sept ans, à je ne sais quel acte d'obéissance, et au besoin de l'y forcer. Le mot fit un scandale : aux yeux de beau- coup, le bien momentané obtenu par contrainte est nul en comparaison du mal irréparable d'une volonté brisée. Ce n'est pas que les parents ne se fassent obéir; mais aux ordres, aux commande- ments impératifs, la plupart substituent des avis, des conseils; si Tenfant se refuse à les suivre, il supporte les conséquences de son obstination.
BOSTON. 215
Hier dans le train, malgré les observations de sa mère, un boy se penchait à la fenêtre; soudain un coup de vent emporte son chapeau ; le voilà cons- terné, les larmes aux yeux. « Ne pleurez pas, Charley, dit sa jmère avec calme : ce n'est qu'un dollar de moins dans votre bourse. » — C'est la méthode de punition par les « réactions naturelles » que voulaient Rousseau et Herbert Spencer, mé- thode souvent défectueuse, mais qui en de telles occurrences corrige plus sûrement qu'aucune autre. — Grâce à ces habitudes de self-government qui lui permettent un contact direct avec la vie et l'obligent à supporter les conséquences de ses actes, l'enfant américain acquiert très jeune une expérience des êtres et des choses qui, avec les sentiments que la famille lui inculque — l'horreur du mensonge, méprisé comme une faiblesse, le goût du travail, l'ambition non seulement d'avoir une position, ambition nécessaire dans une société démocratique où nul ne peut compter sur l'héritage paternel, mais encore d'y parvenir jeune, le res- pect des choses morales et religieuses, — façonne son caractère et le trempe fortement. Ainsi élevé et avant même d'avoir subi la salutaire influence de l'école et de l'éducation en commun, quoique très enfant, car rien n'a entravé son développement normal, le petit Américain a en lui quelque chose de sérieux et de ferme. J'observe Johnny, le fils d'un ami qui souvent vient causer avec moi; il a
216 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
huit ans : bien campé sur ses jarrets solides, les membres découplés, la figure ouverte, les yeux clairs qui regardent en face, il a dans toute sa personne un air de décision et de force; aux ques- tions qu'on lui pose, il répond nettement, sans embarras; il me fait sur Paris et la France des questions exactes, s'enquérant de certains détails de notre vie avec une précision toute américaine; il est capable d'affaires, il sait prendre un billet à la station, enregistrer des bagages, régler un compte, vous guider dans la ville; par l'esprit de décision et l'intelligence pratique, c'est déjà un homme. — Or Johnny est un enfant ordinaire. Ils sont des millions comme lui aux États-Unis.
L'enfant va à l'école, aux Primary et Grammar Schools, et celles-ci continuent l'action de la famille. Ici, en effet, l'éducation publique n'est pas Août entière aux mains de l'État; point de pouvoir central, d'administration lointaine qui lui impose sa volonté propre; le General Board of Education de Washington lui-même, où les divers courants pédagogiques dos États-Unis aboutissent, n'a d'au- tre autorité qu'une influence morale. Chaque État, chaque ville, a ses bureaux d'éducation, ses comités scolaires; le simple citoyen, le père de famille, et
BOSTON. 217
souvent les femmes même, participent à la nomi- nation de leurs membres et y sont éllgibles — liberté heureuse à beaucoup d'égards, car elle provoque les générosités communales *, permet d'organiser les écoles d'après les besoins locaux, suscite entre elles pour l'aménagement, le confort, le progrès des études une émulation féconde et facilite la tâche du maître en fortifiant le respect. « Les élèves américains sont étranges, remarquait un Français, professeur dans une High School : ils semblent toujours placer leurs maîtres sur un pié- destal. » — C'était trop dire, sans doute, mais, les parents pouvant concourir à la direction de l'ensei- gnement pubHc, et n'ayant point sujet d'entretenir contre lui cet esprit de suspicion et d'hostilité dont l'enfant s'autorise dans ses indisciplines, le maître cesse d'être regardé comme « l'ennemi », suivant le mot fameux et si français; son autorité est acceptée franchement. CEuvre de l'État et de la famille, l'école n'est que le foyer élargi et comme le prolongement de la vie domestique.
Voyez-la, en effet.
Quoique vaste, car elle doit contenir des cen- taines d'élèves, parfois un ou deux mille, elle n'a rien d'une caserne, et avec ses bâtiments d'archi- tecture souvent un peu massive, mais toujours ori-
1. Chicago, par exemple, a dépensé en ces cinq dernières années plus de dix-sept millions de dollars pour ses Ecoles publiques. ^!
218 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
ginale et variée — ici c'est un manoir, là une sorte de temple, ailleurs un palais de granit rose ou une maison rustique de briques et de pierres rouges, — elle a un aspect agréable; à l'intérieur, c'est une recherche de confort toute américaine; voici de larges escaliers, des halls ventilés et chauffés par d'ingénieux appareils, des classes où souvent cha- que élève a sa table pour lui seul, avec un siège mobile s'élevant et s'abaissant à volonté ; les murs sont revêtus de tableaux à hauteur de la main où il peut écrire et dessiner librement; la chaire est parfois ornée de fleurs. Rien qui rappelle la triste uniformité administrative, la vie en troupeau étroite et factice. Le régime de l'internat est inconnu; les enfants arrivent le matin à huit ou neuf heures, et vers trois heures, souvent plus tôt, ils rentrent dans leurs familles; filles et garçons travaillent généralement ensemble ; presque toujours les pro- fesseurs sont des femmes ' jeunes et souvent élé- gantes; à San Francisco, je les voyais faire la classe avec des tabliers de mousseline blanche et, au corsage, des touffes de chrysanthèmes et de roses. — Dans ces écoles où il vient étudier quel- ques heures par jour avec des fillettes comme ses sœurs, et sous la direction d'une jeune femme qui pourrait être sa mère, l'enfant peut se croire encore
1. Dans beaucoup d'États les professeurs femmes forment une majorité de 88 à 91 pour 100.
BOSTON. 219
à son foyer; il n'y a pas de brusque opposition entre les deux milieux; Tatmosphère est la même, comme aussi les principes et le but. Enseignement, méthode, discipline, tout y semble calculé en effet pour développer la force du vouloir. — Peu de punitions; les pensums, les retenues, Texclusion temporaire ou définitive, tous nos procédés de répression et même les peines corporelles, legs fâcheux de la pédagogie anglaise, ont été conservés en principe, mais on n'en use guère, car on pense que le châtiment affaiblit l'énergie plus qu'il ne la développe. Même sobriété dans l'emploi des récompenses, des moyens d'émulation ambitieuse par où l'on cherche d'ordinaire à exciter l'effort et tenir l'énergie en haleine : les notes sont peu fré- quentes, les examens rares, les distributions de prix inconnues. En revanche, beaucoup de con- seils, d'avertissements en particulier, un enseigne- ment continuel, par le précepte et l'exemple, de l'empire sur soi-même; une interdiction absolue de cette discipline étroite et soupçonneuse qui, en supposant toujours le mal, le suggère; un respect de la dignité de Tenfant, une confiance en sa droi- ture, qui le grandit à ses propres yeux et fortifie en lui le sentiment de la responsabilité ; enfin des méthodes d'instruction qui ne permettent pas de se reposer sur le maître et obligent chacun au tra- vail personnel. Avec son esprit éminemment pra- tique, rAméricain a compris que pour développer
■220 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
riiicrgie, au lieu d'épargner Teffort et de recourir à des mobiles étrangers au vouloir — appât des récompepses ou crainte des punitions, — il fal- lait en appeler à la volonté seule.
Môme règle dans renseignement moral; point de considérations abstraites sur le devoir, qui n'atteignent pas le caractère parce qu'elles ne s'adressent qu'à l'intelligence : mais, d'une part, une application constante à former chez l'enfant des habitudes d'ordre, de véracité, d'exactitude, de bonne camaraderie, de tenue soignée et correcte, qu'on juge très importante, moins sans doute pour elle-même que pour l'efTort de volonté, la puissance de self-control qu'elle implique — on ne tolère pas qu'il arrive en classe avec des vêtements déchirés ou salis : aussi, jusque dans les écoles des quartiers les plus pauvres des grandes villes comme Chicago, Philadelphie, New York, est-on frappé de la bonne tenue des élèves et de leur air de dignité — et, d'autre part, à l'occasion d'une lecture, d'une leçon d'histoire, d'un incident de la vie journalière, des conseils pratiques; — comment on peut se rendre utile à ses parents; de l'emploi des soirées; des manières au dehors et dans les tramways; des dan- gors de la rue; — conseils efficaces, car ils sont mesurés à l'âge de l'enfant, appropriés à sa vie, animés de ces poésies et de ces contes aimables dont la littérature anglo-américaine, qui seule a vraiment des livres pour l'enfance, est si riche.
BOSTON. 221
toujours liés au réel, vivifiés par les faits*. — Mêmes procédés encore dans renseignement du patrio- tisme. Pour inspirer à l'enfant l'amour des États- Unis, le pénétrer d'admiration pour leur gouver- nement, leur fortune, leur grandeur, on les lui rend visibles et en quelque sorte palpables par l'histoire, qui peint leurs succès; le Civil Goveî'n- ment^ qui enseigne le libéralisme de leur Consti- tution; la statistique, qui les compare aux autres peuples et fait ressortir leur supériorité par des chiffres; la géographie, qui montre leurs vastes territoires, leurs mines, leurs forêts, leurs richesses matérielles; la biographie des grands hommes — les poètes Whittier, Longfellow^, les inventeurs Franklin, Fulton, Whitney, Morse, Edison, les politiciens Washington, Jefferson, Lincoln, Grant, Garfîeld, — qui met en lumière les gloires améri- caines incarnées en des réalités vivantes ; la poésie et la musique, qui, en des hymnes et des chœurs, personnifient les États-Unis et les exaltent. Par là, l'idée de patriotisme s'enfonce dans l'âme de l'enfant avec les sentiments américains et la trans- forme. « Ao, / am not a Frenchman^ je ne suis pas Français », me répondait hier un garçon d'une dizaine d'années, Parisien d'origine, mais élevé à Boston; et il ajoutait fièrement, avec un pur accent
1. Voir notamment la série des Appleton School readers^ par W. T. Harris, Rickoff et Bailey, American Book Company.
222 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
yankee : J am an American! — Un Canadien que colle [)uissance d'assimilation irrite quelque peu me disait : « Les États-Unis sont une ardente four- naise; quelque dur et résistant que soit le métal européen, à peine y est-il jeté qu'il fond et ne sort que coulé dans le moule yankee. » Si l'imaj^e est vraie de la société américaine, elle l'est encore plus de l'école; c'est là, dans cette atmosphère de patrio- tisme intense, que les sentiments des enfants étran- gers se dissolvent et qu'ils sont façonnés en fidèles citoyens de la libre Amérique. — Ajoutons, pour marquer d'un dernier trait le caractère de l'école, qu'elle est chrétienne, souvent de fait, car, grâce à une interprétation quelque peu équivoque de l'ar- ticle de la Constitution qui lui ordonne dOlre unsectarian, on a conservé dans beaucoup de clas- ses l'ancien usage de commencer les leçons par la prière, le chant d'une hymne, la lecture de la Bible, et toujours d'esprit, car là même où les efforts des catholiques et des libres penseurs, d'ac- cord sur ce point pour des raisons différentes \
1. De tous les problèmes de la pédagogie améric aint . il n'en est y)as de plus controversé que relui dos rapix^iN de l'Ecole et de l'Église. Pensant que If pninicf «Icvoir i\r l'école est de former des hommes lioiinrli- ri (]iii"-aii-^ r.li- gion il n'est point d'honnêteté vciilaMc. Us un- -milicniirul que certaines pratiques — leclurc de la Biblt\ clianU prières — doivent être maintenues dans la classe i t .juc d'ailleurs elles ne violent nullement l'esprit de la loi «lui. en ordonnant à l'école d'être unsectavian, a entendu lui imposer la neutralité^ mais non l'irréligion. Lesautres, au
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ont réussi à faire supprimer ces pratiques, par l'histoire, la littérature américaine chrétienne d'in- spiration, les professeurs familiers avec l'Évangile, l'enseignement reste religieux et ce christianisme ambiant qui pénètre l'éducation et la vivifie, achève de faire de l'école un véritable milieu moral.
La culture physique y est plus négligée. On fait beaucoup de bruit autour d'elle aux Etats-Unis; on fonde çà et là de grands gymnases modèles, comme l'Institut Nill Posse à Boston, on discute savamment les différents systèmes, allemand, sué- dois, éclectique, les méthodes Sargent et Delsarte, mais, en réalité, dans la plupart des classes elle est à peu près nulle : quatre-vingt-trois villes seu- lement ont dans leurs écoles un enseignement régulier de la gymnastique avec des professeurs spéciaux; partout ailleurs on l'abandonne au hasard
contraire, affirment qu'il n'appartient qu'à la famille et à l'Église d'enseigner ces pratiques et que si jadis, au temps où le Protestantisme régnait seul aux États-Unis, il suf- fisait aux écoles de ne se rattacher à aucune Confession pour être iinsectavian, prétendre qu'il en est de même au- jourd'hui que l'Amérique est peuplée d'hommes de toutes les religions, c'est fausser le sens des mots. — De leur côté, les Catholiques qui paient, ainsi que tous les citoyens, une taxe scolaire pour l'entretien des écoles publiques, se plaignent, non sans raison, du maintien de pratiques reli- gieuses dont l'esprit est contraire à leur foi et les oblige à envoyer leurs enfants dans des écoles privées. De là des conflits et même des procès. — Voir notamment le procès d'Edgerton où deux instituteurs, accusés par les Catholiques de lire tous les jours quelques versets de la Bible avant la leçon, furent traduits devant les tribunaux et tour à tour acquittés et condamnés.
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de la capacité des maîtres qui, le plus souvent, se bornent à faire exécuter simultanément aux élèves quelques mouvements de Callisthénie ; entre deux cours, les « partitions » ou parois mobiles qui séparent les salles glissent sur leurs rainures, une maîtresse frappe au piano une marche quel- conque, les centaines d'enfants sans quitter leurs places remuent bras et jambes pendant trois ou quatre minutes, puis les « partitions » se refer- ment et la leçon recommence : tels sont ces exer- cices callisthéniques, insignifiants malgré leur nom pompeux et dont la seule utilité est de faire diver- sion au travail de la classe.
Quant aux études, elles sont très sommaires et par les programmes aussi bien que la méthode et l'esprit, exclusivement pratiques. — Point de con- naissances d'agrément ou de luxe : la lecture, récriture, le calcul, l'histoire et la géographie des États-Unis, la grammaire anglaise qui, dans ces classes où la majorité des élèves est d'origine étran- gère, tient une place considérable, quelques notions d'hygiène, de dessin, de solfège, parfois encore de modelage et de travail manuel, bref les connais- sances strictement indispensables. — Point de cours, mais des « récitations » ou séances d'inter- rogation qui obligent l'élève au travail personnel; point de vues élevées ni d'abstraction, mais un souci continu de la précision et du détail exact. Entrez dans la classe pendant la récitation de grammaire;
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VOUS entendrez, en chaque partie du discours, des subdivisions minutieuses avec ordres et sous- ordres, vous verrez faire d'innombrables exercices de spelling^ dictées d'une liste de quarante, cin- quante, soixante mots difficiles, de parsing et de diagraming^ analyses régulièrement disposées entre des lignes horizontales et perpendiculaires, véri- tables constructions géométriques; assistez aux leçons de lecture : vous entendrez le même para- graphe, le même mot, répété dix, quinze fois, jusqu'à ce que la prononciation ou l'intonation soient correctes, et des questions toutes précises : « Deux hommes voyageaient par la grand'route, lit l'élève, lorsque l'un d'eux aperçut tout à coup un sac d'argent dans l'herbe, sur le bord du che- min. » — « Combien y avait-il d'hommes? demande la maîtresse. Que faisaient-ils? Où voyageaient-ils? Où était le sac d'argent? » etc.
De la culture du goût, de la délicatesse, nulle préoccupation. De toutes les facultés intellec- tuelles, ce qu'on cherche à développer, c'est moins l'esprit de finesse que le jugement, l'aptitude aux idées générales que la puissance d'observation, le sens du réel. On en commence la culture dès le Kindergarten ou école maternelle ; tout en faisant jouer les enfants avec des laines et des boules rouges, bleues, vertes, on les exerce à discerner les nuances, à juger des distances, des grandeurs : « Quelle est la longueur de ce ruban, de cette
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ligne? » demande la maîtresse en déroulant un lacet ou en traçant une raie au tableau noir. — Un mètre ! deux ! un mètre et demi I — On mesure, et celui dont la réponse est le plus exacte est récom- pensé d'une approbation. Dans les Primary et Grammar Schools, on continue cette culture par un enseignement tout concret. Enseigne-t-on l'hy- giène, non seulement on en apprend à l'enfant les règles pratiques, mais on exige de lui des observations précises, tangibles. « Chaque élève devra connaître la hauteur de sa taille, dit la circu- laire du Bureau d'Éducation du Massachusetts, mesurez-la sur un tableau noir ou sur une porte, inscrivez la date et le poids en regard. Reprenez les mesures à des intervalles réguliers; engagez les élèves à comparer entre eux les progrès de leur croissance; faites de même en ce qui concerne le poids *. » — Donne-t-on une leçon de dessin : au lieu de faire reproduire à Tenfant une gravure, un plâtre, souvent on lui met sous les yeux des feuilles naturelles, des fruits fraîchement cueillis, le modèle réel, vivant. — Jamais on ne parle d'un animal, d'une plante, sans en tracer la figure au tableau. L'idée ne pénètre dans l'esprit de l'enfant américain que par l'image. Lui-môme, lorsqu'il décrit un objet, essaie généralement d'en reproduire les formes;
1. Fifty-sixth Annual Report of thc Doard of Education, Mass.y 1893. Op. cit. y p. 166.
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j'ai sous les yeux une centaine de copies crélèves de huit à douze ans ; presque toutes sont illustrées de gravures marginales qui rendent la pensée visible. Si la pédagogie européenne n'avait créé l'enseignement par les choses , les Américains l'auraient certainement inventé.
Et tout porte ici la marque de ce besoin de réalité et de l'esprit pratique. On ne se borne pas à apprendre à l'enfant à calculer, à écrire , on l'ac- coutume à exprimer sa pensée promptement, soit de vive voix, soit en de brèves compositions rédi- gées en vingt minutes et portant toujours sur des questions de fait; j'en relève quelques-unes au hasard, dans les cahiers de classe : « Lettre de recommandation pour un employé; — une pro- m^enade en tramway ; — une pompe ; — notre hor- loge ; — un voyage de Poughkeepsie à New York par l'Hudson; —réponse à une invitation à dîner; — un reçu ; — un billet à ordre ; — réponse à une offre de travail lue dans le journal. » On l'exerce au calcul mental, mécanique : « Boys, disait un Principal en me faisant visiter une classe, combien font 6 fois 14? 8 fois 16? 15 fois 20? » et plus les réponses étaient rapides, plus il semblait satisfait. On fait de nombreux exercices, de ponctuation, d'alinéas, de Capitalisation ou emploi des majus- cules ; on attache- une importance extrême au soin des copies et aux détails extérieurs, place de la date, largeur des marges, titre, signature, etc.
228 UA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
« L'élève, dit une circulaire, doit être si bien instruit de tous les détails de la composition matérielle, que Timprimeur ouïe correcteur n'aient qu'à reproduire son manuscrit sans avoir à corriger les majuscules, la ponctuation, l'orthographe, la construction des phrases, ou la disposition des paragraphes *. » — On veut qu'au sortir de l'école primaire, l'enfant soit non seulement habitué à observer et à réfléchir, mais capable de devenir copiste ou comptable, de rédiger des billets, des lettres d'affaires, bref qu'il puisse entrer directe- ment dans la vie pratique.
Si, à quatorze ans, il ne s'engage pas, comme la plupart des Américains, dans quelque business, il va à la High School, école secondaire dont les diverses « courses » ou sections, scientifiques, littéraires, classiques, commerciales, préparent à l'Université ou aux écoles professionnelles. Alors commence pour lui la spécialisation; s'il vise à l'enseignement supérieur, il s'enferme dans la section classique, et là, en trois ou quatre années de culture exclusive, il greffe sur ses connais- sances primaires assez de grec , de latin, de langues vivantes, d'histoire, de littérature et de mathématiques, pour traduire quelques pages d'Homère ou de Virgile, quelques lignes d'alle- mand ou de français, écrire une dissertation d'his-
1. Annual Report ofthe Public Schools ofKansas CUy^ 1893.
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toire ou de littérature anglo-américaine, résoudre des problèmes du cinquième livre d'Euclide et des équations du second degré avec une ou plusieurs inconnues, et après avoir subi un examen, ou en certains cas produit seulement un certificat d'études secondaires, il entre au Collège ou à l'Université.
* * *
Chez nous les collèges et FUniversité, ou plutôt les Facultés qui remplacent les Universités locales, sont des institutions d'État, créées, dirigées et subventionnées par le gouvernement. Il n'en est pas 4e même en Amérique et leur physionomie est si originale, si différente de celle que nous leur connaissons d'ordinaire que, bien qu'on l'ait déjà entrevue à l'institution de Leland Stanford Junior, quelques explications sont ici nécessaires pour la préciser.
Universités et collèges — termes à peu près syno- nymes au point de vue général où nous nous pla- çons, carie collège, noyau de l'Université, en forme souvent une petite à lui seul, et l'Université est une corporation d'écoles ou de collèges — sont ici des fondations libres, dues à l'initiative privée, tels le collège d'Oberlin, fondé par le pasteur John Shipherd, l'Université d'Ann Arbor par Horace Mann, la John Hopkins Universitypar M. Hopkins.
230 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
— Toutes ont un régime entièrement autonome. Ainsi l'Université de Harvard, qu'à beaucoup d'égards on peut prendre comme spécimen, car, fondée en 1636, elle est la plus ancienne des États- Unis et a servi de modèle aux autres, s'administre elle-même avec un président, chef des Facultés, qui exerce un contrôle général, et deux conseils dont il fait partie : le bureau des Overseers^ comprenant trente membres nommés par les Maîtres es arts, les dignitaires et les sociétaires de l'Alumni et renouvelable tous les ans par sixième, et la Corporation^ comité inamovible com- posé de cinq felloivs de Harvard Collège et du trésorier qui gère les biens de l'Université et fait toutes les opérations financières. — Univer- sités et collèges ont chacun leur fortune propre, qui s'accroît par la générosité privée, à laquelle on ne craint pas de faire appel. « Notre chapelle déborde, écrit un collège en un rapport destiné au public; notre gymnase est trop étroit et une partie seulement des sept cents élèves peuvent y faire leurs exercices; pour la plupart des ensei- gnements, et en particulier celui des sciences, nous manquons de matériel et d'espace. » Suit le chiffre des sommes qui manquent au collège : environ cinq millions de francs. Beaucoup môme joignent à leurs programmes une formule de donation : « Je lègue au Collège de... la somme de... mille dollars pour être appliquée aux besoins
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de ladite institution sous la direction des Cura- teurs. » Mais le plus souvent il n'est pas besoin de provoquer les libéralités : TAméricain est persuadé que le devoir de propager Finstruction appartient moins à FÉtat qu'aux particuliers, et ce principe est si généralement répandu que partout les donations abondent. Parcourez les collèges, feuilletez leurs catalogues, vous n'y verrez que noms de bienfaiteurs; ici ce sont les élèves d'une ancienne promotion qui ont fait aménager le laboratoire; là une Américaine, s'intéressant à l'éducation physique, qui a fait construire le gym- nase; ailleurs un ancien ouvrier, enrichi dans les blés ou les huiles, qui dote le collège d'un musée et d'une bibliothèque. Spontanément et de leur vivan^nême, beaucoup de grands industriels don- nent aux Universités une part de leur fortune, 50 000, 100000 dollars, et parfois davantage; aussi quelques-unes ont-elles d'immenses richesses. Harvard peut dépenser environ 5 millions de francs par an, et l'année dernière ses recettes ont excédé ses frais de 500 000 francs ^ ; elle distribue annuellement 445 000 francs en bourses et en prix pour les meilleurs travaux scientifiques et littéraires ; elle s'est fait bâtir une école de méde-
1. Recettes de 1892:1 047 382,84 dollars; dépenses, 981 182,95. Excédent de recettes' sur les dépenses, 98 027,50 dollars. {Harvard Vniversity^ by Frank Bolles, Secretary of Harvard University, p. 98-99, Cambridge, 1893.)
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cinc (le 1 200000 francs, un Mémorial Hall^ galerie où sont les portraits de ses grands hommes, (le ^2110 000, un muséum de 3 000 000; elle a 00 bâtiments, 700 acres de terres et, bien que n'ayant jamais reçu de l'Etat que 1 800 000 francs, elle en possède aujourd'hui près de 40 millions.
Des institutions si opulentes ne peuvent s'in- staller à l'étroit dans les villes ; pour satisfaire à leur importance, comme aussi à ce goût du plein air et de l'espace si fort chez l'Anglo-Saxon, il leur faut la campagne et les horizons libres. — Har- vard est située à deux ou trois milles de Boston, dans le faubourg de Cambridge , tranquille au bord de la rivière Charles, en un cadre rustique. Son aspect est enchanteur, et si elle n'a pas l'an- tique beauté des vieux collèges anglais de Canter- bury, de Winchester, et surtout d'Oxford avec ses collèges de Magdalen, d'Oricl et de Balliol aux por- tails gothiques, aux tours du moyen âge où les pierres noircies, les mousses séculaires ajoutent aux monuments le charme du passé, du moins avec ses cottages, ses perspectives ombreuses, ses halls de pierres et de briques rouges espacés dans les gazons et demi-voilés de lianes et de verdures grim- pantes, elle a un attrait de fraîcheur et de tranquil- lité. C'est, dans cette vie américaine toujours agitée et fiévreuse, une sorte d'oasis ménagée au repos intelligent, à la pensée sereine. — Et avec le calme favorable à l'étude on y trouve réunis tous les élé-
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ments de travail, les plus abondantes ressources intellectuelles; à proximité, c'est la ville avec ses musées, ses galeries d'art, son Atheneum, ses clubs littéraires et scientifiques; à l'Université même, ce sont des cours de toute espèce, des professeurs d'hébreu, de sanscrit, de philologie romane, d'ar- chéologie, d'ethnologie, d'histoire politique; des musées de biologie, de paléontologie, de botanique, des collections de cristaux et de pierres précieuses, de médailles, de bas-reliefs et de statues antiques, des bibliothèques, des salles de lecture, des labora- toires, tous immenses et superbement aménagés; le Bolyston Hall a 250 tables pour les manipulations ; le laboratoire de physique, long de 250 pieds, a une salle construite sans fer pour les expériences magnétiques, des tables de pierre et une tour avec des fondations spéciales pour les travaux qui exi- gent l'emploi d'instruments de précision ; la biblio- thèque , scientifiquement classée de manière à abréger les recherches, contient 300 000 brochures et 400 000 volumes. — Tout n'est pas donné cepen- dant à la science; à côté des bibliothèques et des salles d'études, voici une chapelle, un théâtre, une galerie de fêtes et de concerts, des gymnases, des halls avec des appartements confortables; et à visiter ces collèges aux laboratoires entourés de parcs, aux classes enfouies dans les verdures avec des échappées de vue sur la campagne, aux chambres d'étudiants élégantes, ouvrant sur une
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silting-room qui, avec son sccr(''tairc à tablette mince, souvent fermée, s(îs lapis, ses divans, ses rocking-chairs, ses mille riens luxueux, ressemble moins à un cabinet de travail qu'à un salon, on sent vivement que la culture intellectuelle n'est pas ici le but unique, on a l'impression d'une vie large faite pour développer l'être tout entier, fortifier le caractère et les habitudes d'indépendance.
Voyez en eflet la vie de l'étudiant. Dès le pre- mier jour, aussitôt qu'il a fait enregistrer son nom, choisi ses cours et réglé ses comptes avec le Bursar ou économe, il est libre. Nul ne lui demande compte de l'emploi de son temps ; il peut entreprendre au dehors des travaux manuels — usage assez fré- quent, car, bien que les collèges aient des fonds pour venir en aide aux élèves intelligents et pauvres et qu'ayant, dans une pensée démocratique, réduit au minimum le prix de leur pension, leur vie soit moins dispendieuse qu'en Angleterre * (à Harvard un élève économe ne dépense en moyenne que deux ou trois mille francs par an, quinze cents à Oberlin), l'étudiant américain n'a pas toujours l'argent nécessaire pour subvenir aux frais de ses études; il y pourvoit par des travaux de toutes sortes, se fai- sant répétiteur, copiste, sténographe, correspon- dant de journaux, entretenant des jardins, coupant
1. A Harrow, réludinnt ne peut dépenser moins de 5000 fr. par an et à Oxford 8 000 fr.
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du bois chez des particuliers; les collèges encou- ragent ces occupations, lui indiquent souvent eux- mêmes celles qu'il pourra trouver dans le voisinage et, en tout cas, lui laissent à cet égard comme à tous les autres une entière liberté. — Il étudie où il veut, à la bibliothèque ou au parc, dans sa sit- ting-room ou chez un camarade. Il reçoit des amis, accepte des invitations, sort et rentre quand il lui plaît, « à toute heure du jour et de la nuit, la porte n'étant jamais fermée * ». Il se loge à son gré, soit, selon la coutume anglaise et allemande, chez une famille du voisinage, soit, selon le villa-system^ adopté surtout dans l'Ouest, en un cottage où il s'installe avec d'autres étudiants qui vivent en com- mun, réglant leurs dépenses eux-mêmes, soit enfin à l'Université où il loue un appartement qu'il meuble à sa guise=*«t partage avec un ou deux camarades de son choix. Mais au collège comme en ville, son home lui appartient. « Il est maître et seigneur dans son chez lui ; sa chambre est pour ainsi dire inviolable, sauf en quelques cas très rares, pour cause de tapage ou autre grave infraction au règle- ment ou plutôt au bon ordre, car il n'y a plus guère, au point de vue disciplinaire, qu'un fantôme de règlement, et l'expérience des dernières années autorise à dire que l'absence d'un code plus ou moins draconien de discipline est la meilleure dis-
1. L'Université de Harvard, par Jacquinot, p. 78.
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cipliiio '. » Qu'on ne croie pas toutefois que Tétu- <li;inl s(wt ici, comme chez nous, affranchi de toute rr<^l(' au sortir de l'école et de la famille et livré sans frein ni joug à ses dix-huit ans et à leurs tenta- tions. L'Américain a trop l'amour de la liberté pour la compromettre dans la licence, trop l'expérience de l'énergie pour ignorer que l'absence de disci- pline use la volonté plus qu'elle ne la développe. Cette forte indépendance subit donc un contrôle; on permet à l'étudiant de choisir lui-même les cours qu'il suivra, mais il doit en soumettre la liste à l'approbation d'un maître de la Faculté ; on le laisse travailler à sa guise; mais comme « le Col- lège ne désire pas la présence de paresseux et d'étourdis et n'offre le bienfait de son éducation qu'à ceux qui veulent se donner entièrement au travail * », s'il n'étudie pas, après l'avoir averti plusieurs fois et privé de quelques honneurs ou privilèges, on le renvoie; on lui permet de sortir, de recevoir des amis, de loger en ville, mais on l'oblige à ne prendre pension que chez une famille honorable, connue du Principal, et on ne lui tolère point la légèreté des mœurs. L'Université, qui, à son arrivée, exige de lui un certificat de good moral characler délivré soit par le directeur de son école, soit par un clergyman ou une personne
1. L'Université de Harvard^ par Jacquinot, p. 78.
2. Catalogue ofOOerlin Collège^ 1893, p. 14.
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dont la bonne réputation est établie, et déclare hautement que « si un étudiant ne peut prouver que dans son école et sa famille on avait confiance en lui il est inutile qu'il se présente, et que tout essai pour introduire une personne d'une moralité douteuse mérite la plus forte condamnation * », montre une grande sévérité en tout ce qui regarde les mœurs; elle les fait surveiller par les Proc- tors ou procureurs, et toute infraction à l'ordre ou à la tenue morale du collège entraîne de vives réprimandes et parfois l'exclusion. Aussi le jeu, rinconduite, l'ivresse, ce vice national des sociétés anglo-saxonnes, sont à l'Université des faits exceptionnels ; beaucoup d'étudiants sont teato- tallers, s'abstenant totalement de boissons alcoo- liques, et leurs mœurs sont généralement pures. Un Français qui vit parmi eux depuis vingt ans, et qui ne les aime pas, leur rendait devant moi cet hommage que, malgré leur air viril, ils conservaient très tard une sorte de candeur. — Qu'on ajoute à cette discipline morale l'influence du christia- nisme, dont le culte est généralement pratiqué alors même que, comme à Harvard, on en a sup- primé le caractère obligatoire — la plupart des étudiants assistent tous les jours à la prière dans la Chapelle de l'Université et le dimanche à un ou deux services, soit "au collège même, soit à leur
1. Harvard Universibj, by Frank Bolles, op. cit., p. 52.
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propre Église — et Taction des professeurs, qui, vivant près des élèves dans cette petite ville que forme l'Université, entretiennent avec eux des rela- tions familiales, et Ton comprendra qu'en un tel milieu le jeune homme puisse se développer saine- ment et faire, sans danger pour ses mœurs, l'ap- prentissage de la vie et de l'indépendance.
Cette liberté, cet individualisme, quoique con- tenus par une forte discipline, pourraient toutefois devenir excessifs s'ils n'étaient contrebalancés par d'autres tendances, l'esprit de corps et les instincts sociaux. Les collèges s'efforcent de les cultiver. Tous engagent l'étudiant à créer des associations nouvelles ou à entrer dans celles qui existent déjà, et souvent en grand nombre : à Harvard voici des sociétés d'un caractère pratique, la Dining Asso- ciation^ qui fournit les repas à onze cents élèves ou membres du personnel; le Foxcroft Club, qui pour- voit aux besoins des externes ; la Coopérative Society et la Loan Fumiture Association, qui pro- curent des meubles, des vêtements, des livres; — des sociétés pour la publication des journaux que publient les étudiants : la Law-Revieiv, le Harvard Monthly, \ Avocat, le Lampoon, revue illuslivc qui paraît toutes les quinzaines, et le Daily Crimson ; — des associations musicales, scientifiques, philan- thropiques, littéraires, aux noms parfois étrange- ment fantaisistes, le Club du Hasty Pudding, la Pieirian Sodality, le Caméra Club, le Deutscher Verein
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la Conférence française^ le Club philosophique^ la Harvard Branch du Y. M. C. A. ^ -^ VUnion^ où l'on discute les questions sociales et politiques d'un intérêt national — associations excellentes qui non seulement accoutument l'étudiant à l'art de la parole et de la discussion, mais développent en lui le sentiment de la solidarité, l'obligent à sortir de sa pensée personnelle et de son moi pour s'inté- resser au monde. Celui-ci d'ailleurs, et par les prédicateurs qui prennent volontiers pour texte de leurs sermons des questions d'intérêt public, et par les professeurs qui, à l'exemple des maîtres anglais, vont répandre l'enseignement dans les villes voi- sines % et parles journaux, les revues étrangères, pénètre largement dans l'Université : qu'il Je veuille ou non, l'étudiant est entouré et comme pénétré de la vie du dehors.
Pendant qu'en ce milieu libre et ouvert sur le monde, le jeune homme se prépare à l'existence pratique, ces années de plein air, à la campagne, loin des grandes villes et de leurs tentations mal- saines, le fortifient. A la différence des écoles publiques, les collèges attachent d'ailleurs une haute importance aux exercices corporels. A l'ar- rivée de l'étudiant, et plusieurs fois pendant son
1. Young M en Christian Association.
2. En 1892, VUniversity Extension a donné 2 543 confé- rences. (Cf. the Report of the Commissionner of Education, Washington, 1891-92, tome II, p. 743.)
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séjour, tous le font examiner par des médecins qui enregistrent sa force musculaire, sa hauteur, la largeur de sa taille et de sa poitrine, les comparent à un tableau anthropométrique dressé d'après les mesures de plusieurs centaines d'élèves, et s'ils constatent en lui quelques faiblesses ou des dis- proportions, ils lui prescrivent un régime et des exercices spéciaux; tous ont des gymnases, des terrains de courses. A Harvard, les quatre champs de jeux couvrent un espace de 44 acres; la Weld Boat House contient des bateaux pour 300 per- sonnes; le Bemenivay Gymnasium est organisé pour deux ou trois mille élèves, et le Carey Athleiic Building^ salle de 7 848 pieds carrés, est aménage avec un bassin où l'eau circule autour d'un bateau fixe, pour s'exercer au canotage, et des galeries pour le polo, le cricket, le base-bail, sports qui passionnent d'autant plus les étudiants que tous les ans ils concourent avec les autres Collèges; leurs grands matches de foot-ball en automne, de gymnastique en hiver, de base-bail au printemps et de canotage en été sont de véritables fêtes ; le public y assiste, les journaux en parlent, donnant les noms, les portraits des vainqueurs. — On prise ici la force physique et l'on veut que l'étudiant de- vienne, suivant un mot d'Emerson repris par Spen- cer, « un bon animal * ».
1. « In a good Lord, there must flrst be a good animal ».
Essays {Manners.)
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La culture intellectuelle, en ces journées rem- plies par le sport, la vie sociale et des travaux de toute espèce, n'occupe qu'un temps relativement restreint, six à huit heures au maximum; l'étudiant de première année, le freshman^ a seize heures de cours ou de « recitations » par semaine ; dans les trois années qui suivent, sophomore^ junior^ senior^ il n'en a que douze. — La plupart des cours sont électifs; à Harvard, des dix-huit « courses » exi- gés pour le baccalauréat es arts, deux seulement sont obligatoires. — L'enseignement est très direct, vivant; peu de « lectures » ou conférences où l'élève prend des notes, docile et passif, mais des commentaires à livre ouvert, des causeries, des débats. Le maître est moins une autorité dont on accepte la parole sans discussion, qu'un guide qui dirige le travail. — Au bout de trois ou quatre ans, l'étudiant reçoit, non à la suite d'un examen fac- tice devant des juges étrangers, mais après une série d'épreuves subies au collège même, différant peu des revisions ordinaires, et où il est tenu compte du travail antérieur, le diplôme de bachelier es arts. Les autres grades, maître es arts, docteur, sont conférés également sans exarnen spécial ; pour les obtenir, il suffit en général d'avoir suivi pendant plusieurs années un certain nombre de cours et fait preuve de travail intelligent : on ne vise pas à former des esprits munis d'un grand nombre de connaissances, mais habitués à penser par eux-
i6
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mAmes et capables, suivant un mot cher à la péda- gogie américaine, of individual loork^ de travail personnel. — Les Universités sont donc moins des établissements d'instruction au sens où nous l'en- tendons d'ordinaire, que des milieux intellectuels et moraux où le jeune homme, vers dix-huit ou vingt ans, vient passer quelques années pour faire l'apprentissage de l'indépendance, de la pensée, de la vie. Si l'on ne craignait d'employer un mot trop aristocratique pour cette société essentiellement républicaine, il faudrait, pour les caractériser, dire d'elles, comme des Universités anglaises, qu'elles font moins de savants que de « gentlemen ».
IV
Les jeunes filles font les mômes études que les jeunes hommes. En général, on l'a vu, elles sont élevées avec eux dans les Primary et Grammar Schools jusqu'à douze ou quatorze ans; souvent môme la coéducation se prolonge au delà : dans les écoles secondaires et les collèges il n'est pas rare de voir des jeunes filles de dix-huit à vinii! aii< suivre les mêmes cours que les hommes, travailler dans les mêmes classes et les traiter en camarades. — Les conditions particulières de la formation de l'École, qui ne fut tout d'abord qu'une étroite
BOSTON. 243
loghouse de settler où les fils et les filles des pion- niers étaient instruits en commun, explique l'origine de ce système si peu répandu en Europe et si con- traire à nos principes, et la sévère liberté des mœurs américaines en autorise en partie le maintien. Dans les villes de l'Est toutefois, il rencontre encore de vives objections, et beaucoup d'Américains, sans parler de ceux qui ne peuvent admettre que la femme reçoive la même culture que l'homme, le désap- prouvent fortement. Selon eux, la coéducation pri- mitivement imposée par les circonstances n'a plus de raison d'être, et si dans les classes de village où l'instruction était rudimentaire et la conduite des enfants sauvegardée par les rapports de parenté ou de voisinage de leurs familles, elle n'avait jadis aucun inconvénient, aujourd'hui, transportée dans tous les ordres de l'enseignement, la promiscuité des grandes villes et les nouvelles conditions de la vie moderne, elle devient dangereuse. — Reprenant le réquisitoire du docteur E. Clarke, exposé en un livre qui eut autrefois un grand retentissement*, ils accusent l'enseignement mixte, non seulement de ruiner la santé des jeunes filles, qui, moins robustes que les garçons et ambitieuses, voulant les égaler et les dépasser même, s'épuisent en des rivalités morbides, mais encore de nuire au déve- loppement intellectuel des élèves qui, n'ayant pas
1. Sex in Education, Boston.
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la même nature, souffrent d'être dirigés de la même manière, en particulier le jeune homme, dont l'es- prit moins propre à l'assimilation, moins souple tout d'abord que celui des jeunes jfilles, ne peut les suivre et se décourage, et, plus tard, les surpassant en profondeur et en force, est ralenti dans ses pro- grès par leur infériorité. « Les garçons doivent tra- vailler en garçons et les filles en filles, disent-ils avec Clarke ; Mary peut posséder Virgile ou Euclide aussi bien que Georges, mais tous deux seraient amoindris et ne pourraient atteindre leur dévelop- pement normal s'ils étaient condamnés aux mêmes méthodes *. » — De plus, ajoutent-ils, sans pré- tendre, avec certains adversaires de la coéduca- tion, qu'elle est une école de laisser-aller et de flirt, il faut bien reconnaître ce qu'elle a d'inquié- tant et pour les manières des jeunes filles, qui aii contact de garçons perdent leur grâce et se mas- culinisent, et pour la délicatesse et la fraîcheur de l'âme, car en ces relations quotidiennes entre jeunes gens, comment les préserver du roma- nesque, de ces attachements prématurés qui, pour être innocents, n'en créent pas moins des préoccu- pations troublantes funestes aux études comme à l'hygiène morale?
Ces objections paraissent judicieuses : cependant, en aucune des écoles mixtes que j'ai visitées, une
1. Sexin Education, op. cit.
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douzaine environ, il ne m'a semblé que le travail, la santé ou la tenue souffrissent de l'éducation en commun ; la discipline même m'a paru supérieure à celle des autres écoles, et, bien que j'y aie apporté, comme la plupart des Européens, un esprit prévenu en faveur des critiques, je n'ai rien découvert qui les justifiât. La majorité des professeurs les jugent d'ailleurs sans fondement. « On pourrait, me disaient-ils, les retourner en partie contre les écoles u séparées » , car, leurs programmes ne différant pas de ceux de Técole mixte, le surmenage y est le même — et peut-être plus intense, les compétitions étant d'autant plus âpres que les esprits, grâce à une séparation factice, sont moins sûrement équilibrés. Quant à la prétention de faire travailler les garçons « en garçons » et les filles « en filles », c'est une chimère. De même que, suivant un mot célèbre, <( il n'y a pas de chemin royal en mathématiques » , pour apprendre le latin, le grec et l'algèbre, il n'est pas de méthodes « féminine » ou « masculine ». L'esprit n'a pas de sexe. — Admettons toutefois qu'il existe entre l'intelligence de l'homme et celle de la femme des différences radicales; loin d'en tirer un argument en faveur de l'éducation séparée, il faudrait bien plutôt conclure à la nécessité de la coéducation, car plus ils diffèrent l'un de l'autre, plus il leur est utile d'être élevés en commun pour se perfectionner mutuellement, acquérir certaines qualités qu'ils n'auront jamais si chacun reste
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fermé en sa propre nature. — Restent les dangers moraux. M. Harris, l'éminent secrétaire du Bureau d'éducation de Washington, qui veut bien les dis- cuter avec moi, et dont J'expérience fait autorité, m'assure que, jamais au cours de ses nombreuses inspections dans les écoles mixles de Saint-Louis, il n'en a eu d'exemple, et qu'il a toujours remarqué, au contraire, que non seulement la coéducation augmentait la réserve et la dignité de la jeune fille, affinait les manières et les sentiments du jeune homme et fortifiait en lui le respect de la femme, mais qu'en permettant aux jeunes gens de se fré- quenter, en leur apprenant à se connaître, elle les tenait en garde contre le romanesque et était un meilleur préservatif contre les attachements irréflé- chis qu'une éducation séparée. « Mes observations, écrivait-il à ce sujet, en un de ses rapports, m'ont conduit à ratifier le principe de J.-P. Richter. Pour assurer la modestie, je conseillerai d'élever les jeunes gens des deux sexes ensemble, car deux garçons préserveront l'innocence de douze jeunes filles, et deux jeunes filles de douze garçons au milieu des coups d'oeil, des plaisanteries, des mots déplacés, simplement par ce sens instinctif qui est le précurseur de la modestie naturelle; mais je ne garantirai rien dans une école où il n'y a que des filles, encore moins dans une école où il n'y a que des garçons. — J'ai remarqué, ajoutait-il, que ratmosphère des écoles mixtes était pour ainsi dire
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« désexualisée >> tandis que les écoles séparées sem- blent avoir une tendance à développer la sexual ten- sion. De plus, quelle que soit la tendance au manque de réserve qui puisse se manifester, elle est beau- coup plus aisément réprimée dans les écoles mixtes en raison de la vigilante observation des enfants d'un sexe par ceux de l'autre, observation qui rend les intrigues plus difficiles à tenir secrètes; les frères protégeant les sœurs, les parents et les autres connaissances intimes de l'élève fréquentant la même école, le garçon prenant part aux conversa- tions des filles et les filles à celles des garçons, cha- que acte est examiné à deux points de vue, et, les barrières tombant dans le cercle de la famille, les parents ne peuvent manquer d'avoir sur la conduite de leurs enfants un compte rendu plus fidèle que lorsqu'ils vont séparément à des écoles différentes. Enfin, le fait que la principale association entre les jeunes gens des deux sexes a lieu, dans les écoles mixtes, sous les yeux du maître et durant la leçon, où le contact est purement intellectuel et où la manifestation de la pure « féminité » — douceur et sentimentalisme — ferait perdre à la jeune fille son rang d'élève, et où la pure « masculi- nité » — rudesse et obstination — serait un spec- tacle peu attrayant, conduit à penser que la ten- dance de la coéducation est d'élever Tadmiration des charmes extérieurs de la personne à ses attraits intellectuels et aux qualités qui sont le fond de
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son caractère * ». — Ajoutons qu'aux yeux des Américains la coéducation a encore le mérite d'être conforme aux traditions des États-Unis, à la méthode de la nature et de la société, où Von ne voit pas de séparation factice entre les êtres, et de contribuer à l'union de la vie domestique, où la principale cause de mésintelligence est d'or- dinaire la différence de goûts et d'opinions que creuse entre les deux époux une éducation séparée. Par là s'explique, en dépit de quelques oppositions,, son progrès continu : elle a conquis l'Ouest et gagne l'Est lui-même. D'après les dernières statistiques, les deux tiers des écoles privées l'ont admise en leurs cours; sur 628 villes, 586 la pratiquent dans les écoles publiques, et depuis qu'Oberlin Collège en a donné l'exemple, bien que certaines institu- tions, comme l'Université de Harvard et le Collège Columbia à New York, lui résistent et maintien- nent pour les femmes une annexe spéciale ^ elle se répand dans l'enseignement supérieur : sur 415 Universités ou collèges, 256 ont adopté l'ensei- gnement mixte.
1. X/X*" Annual Report of the Board of Direciors of the Saint Jjouis Public Schools, 1873. — Cf. Coéducation of the sexes in tho United States, fteport of the Co}n7nissioner of Edu- cation, Wuslnnglon, 1891-92, p. 782-862.
2. A Harvard, le Radcliffe Collège, et, à New York, Barnard Collège.
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* * *
Que les écoles d'ailleurs soient « séparées » ou non, 2 éducation des jeunes filles est la même que celle des jeunes hommes. Non seulement dans la plupart des familles on leur donne, comme nous l'avons vu, les mêmes principes, les mêmes habitudes de self-government et d'indépendance, à peine tem- pérées çà et là par un reste de puritanisme ou de traditions européennes, mais dans leurs classes elles suivent les mêmes programmes, elles ont les mêmes cours de géométrie, d'algèbre, de grec, de latin, et font souvent les mêmes travaux manuels; si à la Workingman' s Sdiool de New York on m'a fait voir des ouvrages d'aiguille, ourlets, coutures, boutonnières, exécutés par des garçons, en revan- che, dans nombre d'écoles de filles on m'a montré des travaux de menuiserie, caisses, tablettes, bois découpés ou sculptés, faits par les élèves, et à la Clark County Normal School, dans l'Illinois, j'ai vu les étudiantes, debout à l'établi, sciant des planches et maniant le rabot. — Quant aux collèges fémi- nins, Bryn-Mawr, par exemple, fondé par le doc- teur Taylor aux environs de Philadelphie; Smith, par Miss Sophia Smith dans la tranquille cité de Northampton; Vassar, par Matthew Vassar, près de Poughkeepsie, non loin de l'Hudson ; Wellesley, par M. et Mme Durand dans un village près de
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lîoston au bord du lac Waban, dans un nid de ver- dures, ils sont pour la plupart dirigés par des hommes et ne diffèrent en rien des collèges de garçons. — Voici, comme chez eux, un pavillon central aux formes de château, grandioses ou sim- plement gracieuses, entouré de halls et de cottages que séparent des gazons; des laboratoires de chimie, de biologie, d'histoire naturelle, des gale- ries de tableaux et de statues, des appartements ouvrant sur un salon, la silting-room^ que l'étudiante orne à son goût de tentures et de fleurs, de vastes gymnases, de riches bibliothèques, des salles de lecture aux longues tables chargées de journaux d'Amérique et de revues d'Europe ; — tels la Library de Bryn-Mawr, qui reçoit 172 revues scientifiques, littéraires et philosophiques, en langues anglaise, italienne et suédoise ; la Bibliothèque de Wellesley, qui contient 42 000 volumes, sans parler de plu- sieurs milliers de brochures et de manuscrits; VAlumnx Gymnasium de Vassar, large de 45 pieds et long de 100, qui est aménagé avec des agrès de tout genre, échelles, barres parallèles, poids sus- pendus, cloches sourdes, massues indiennes, appa- reils pour développer la poitrine, « corriger les défauts physiques héréditaires et développer les muscles avec le moins de dépense possible des forces nerveuses * ». — Les occupations des jeunes
1. Twenly-eighih Annual Catalogue of Vassar Collège^ 1892- 1893.
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filles sont les mêmes que celles des students; en général, cependant, on les oblige à donner trente ou quarante-cinq minutes par jour à des travaux domestiques, service des ascenseurs, des ventila- teurs, du réfectoire, etc., — encore cette mesure, imposée sans doute par la rareté des servantes, et que quelques-uns jugent utile à la formation du caractère ^ n'est-elle pas toujours approuvée. « En prélevant tous les jours une demi-heure sur les loisirs des étudiantes, et cela pour des besognes qui les fatiguent et qui, comme la plupart des tra- vaux qu'on peut faire au collège, ne les préparent nullement à leur rôle de maîtresses de maison, me disait une Lady Principal, nous violons notre règle première qui commande^de donner aux jeunes filles les mêmes chances de développement qu'aux jeunes hommes. » — Mais, ce détail excepté, le régime est le même, comme les habitudes d'indé- pendance. A Vassar, c'est un comité d'élèves qui maintient le règlement sur « l'assistance à la cha- pelle, les récréations, l'heure des repas et les autres questions d'où dépend le confort de la vie du col- lège ^ ». Quand une observation est nécessaire, la
1. « The influence of thisservice, rendered heartily, is inva- luable in producing during the years of mental training habits of accuracy, self-reliance, unselfishness, and genuine sympathy with ail workers. » Calendar of Wellesley Collège, 1892-1893, p. 69.
2. Twenty-eighth Catalogue of Vassar Collège^ 1892-1893, p. 75.
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Lady Principal se borne à prévenir le comité, et ce sont les étudiantes elles-mêmes qui se chargent de rétablir l'ordre. — Elles logent où elles veulent, au collège ou en ville, peuvent faire des travaux manuels, sortir librement; à Poughkeepsie, j'en voyais, entre deux cours, partir à bicyclette dans la campagne; quelques-unes travaillent au dehors, font des ménages, servent les professeurs, afin de gagner quelques dollars par mois pour payer leur pension, et ce mélange d'étude et de plaisir, de rusticité et d'élégance, de religion et d'athlétisme qui surprend dans les Collèges de garçons, on le retrouve chez elles, avec quelque chose de plus vif encore, sans doute par opposition avec la réserve que l'Américaine garde jusqu'en sa liberté, comme aussi par divergence avec nos principes européens sur la vie uniforme qui convient à la femme. — C'est surtout à Wellesley que le contraste m'a paru frappant. Lorsque, après une longue traversée de campagnes, parmi les cottages et les verdures, j'arrivai au Collège Hall, sorte de château du dix- huitième siècle, entouré de pelouses, c'était jour de congé. Dans le hall de marbre, fleuri de pal- miers et de chrysanthèmes, les étudiantes, plusieurs vôtues de mousseline blanche, erraient librement, tandis que quelques-unes, dans le salon de récep- tion aux sièges profonds et aux tapis épais, assises avec des jeunes hommes, causaient à l'écart, sou- riantes et dignes; dans une galerie supérieure,
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d^autres prenaient le thé avec des gentlemen, et d'en bas on voyait circuler les nègres avec des pla- teaux lourds de fruits et l'on entendait, mêlé à des rires discrets, un murmure confus de voix mascu- lines. — Au dîner, dans le large réfectoire aux tables étincelantes, où elles prennent leurs repas avec les professeurs, toutes descendirent en toi- lettes légères, de crêpe rose ou bleu pâle, quelques- unes décolletées, avec, au corsage et dans les che- veux, des guirlandes de feuilles cueillies dans le parc, ces feuilles de l'automne américain, rouges et semées d'or, pareilles à des fleurs. En ces robes de soirée, elles-mêmes servirent le repas très simple — des viandes et des légumes bouillis, des pâtes sèches, des fruits, de l'eau, — mais animé de cau- series; au dessert, une d'entre elles, enfant de dix-sept ans qui avait voulu ménager une « sur- prise », arriva de l'office déguisée en négresse, la tête coiffée d'un madras jaune, aux oreilles de larges anneaux d'or, les dents blanches brillant dans sa figure noircie : ce fut une gaîté, et le repas finit en de frais éclats de rire.... Ensuite nous montâmes à la chapelle, où il y avait concert ; sur l'estrade, qui, dans la plupart des Églises améri- caines, remplace l'autel et le chœur, étaient déjà groupés des musiciens venus de Boston, et dans l'hémicycle nombre de gentlemen invités par les étudiantes; les artistes exécutèrent des marches, des airs d'opéra; jeunes hommes et jeunes filles ne
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se Séparèrent que vers onze heures, nçn sans s'être al lardés dans le hall ou sur le perron à échanger des adieux dans la nuit et des poignées de mains. — Le lendemain on travaillait. Dès sept heures et demie, les étudiantes circulaient dans le collège; les unes, simplement vêtues d'une jupe de lainage foncé et d'un corsage de toile serré d'une ceinture de cuir, transportaient des seaux, époussetaient, balayaient les galeries, droites, avec des allures de reines; les autres, en toge noire et bonnet carré, costume dont leur grâce atténue le pédantisme, la toge se drapant en plis souples et le bonnet mêlant sur leur front son gland de soie légère aux boucles de cheveux, traversaient le hall, toutes affairées, ne s'arrêtant que quelques secondes pour lire les nouvelles d'Amérique et d'Europe que l'adminis- tration du collège fait chaque jour inscrire sur un tableau à l'entrée des galeries afin que celles-là mêmes qui n'ont pas le loisir de lire les journaux ne restent pas fermées à la vie du dehors, ou pour choisir, dans les corbeilles de fleurs des marchands ambulants groupés sous les palmiers, des touffes de violettes, d'anémones et de roses. — A huit heures, réunion à la chapelle; silencieusement, au chant des orgues, les sept cents étudiantes défilent et prennent place dans les stalles; sur la plate- forme couverte d'un tapis rouge, la Lady Principal, debout au milieu des professeurs, devant la Bible ouverte, lit un psaume de David et les prières ; les
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élèves à genoux les redisent à voix basse, et la lumière du matin, la jeune lumière d'Amérique, fait rayonner les versets gravés sur les murs en caractères du moyen âge. « Le Seigneur dit encore : « Qui enverrai-je et qui voudra marcher pour nous? — Et je répondis : Me voici, Seigneur, envoie-moi », et, tombant dorée d'un vitrail où se détache la figure du Christ, éclaire étrangement tous ces fronts penchés de jeunes filles, inclinées, recueillies sous leur toge de docteur. — Le service religieux ter- miné, je les suis aux cours. Je les vois au labora- toire disséquer des lapins qu'elles ont empoisonnés la veille pour une expérience; j'assiste à une dis- sertation sur Shakespeare'^t le drame au seizième siècle; une conférence sur les phénomènes in- conscients dans l'état normal et hypnotique, avec discussion des psychologues français, Janet, Binet, Ribot ; une leçon sur la théorie de la connaissance d'après Platon, accompagnée d'un commentaire du Protagoras, dans le texte. — Les cours finis, pendant qu'au Horsford Parlor, salon avec tables chargées de brochures, rocking-chairs, colonnades, statues, pièce d'un goût disparate, à la fois musée et salle de travail, un professeur me dit la vie des étudiantes, leur forte culture biblique, leurs sociétés de philanthropie, le bien qu'elles font au sortir du collège, et que j'essaie d'ordonner ces images con- fuses de jeunes filles faisant le ménage et expli- quant du grec, priant à la chapelle et offrant des
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li^le-à-têle aux jeunes hommes, portant la robe de bal et la toge de docteur, par la baie du parloir ouverte sur le lac Waban j'aperçois, comme pour accentuer plus fortement ces contrastes, un groupe d'étudiantes descendre par un taillis jusqu'au bord de l'eau bleue, détacher les barques amarrées à la rive et, en quelques coups d'aviron adroits et fermes, disparaître rapides vers les lointains du lac...
— Inutile d'ajouter qu'à Wellesley et dans tous les collèges les jeunes filles ont des associa- tions philosophiques et littéraires, des clubs athlé- tiques où elles se font photographier en costume de canotier ou de gymnaste, la rame ou l'épée à la main, en des poses masculines; qu'elles publient des journaux et des revues, qu'elles discutent dans leurs Debating Societies des questions politiques et sociales, que leurs examens d'admission sont aussi difficiles que ceux des jeunes hommes et parfois davantage — à Bryn-Maw^r on exige d'elles la tri- gonométrie plane et quatre langues, latin, grec, français, allemand, — et que dans leurs classes de freshman, sophomor^ junior et senio7\ elles font les mêmes études. — A Smith, je les entendais discuter des problèmes d'esthétique et de rhéto- ricpie savante; à Vassar, les relations de l'État et de l'industrie, la question du monopole et l'orga- nisation des chemins de fer. — J'ai sous les yeux leurs différents programmes; j'y relève quelques sujets de cours; mieux que tout ce qu'on pourrait
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dire, ils donnent une idée exacte de ce que sont ici les études féminines : « Problèmes du travail; origines et essais de solution ; progrès et condition actuelle des classes ouvrières; législation des fa- briques; problèmes sociaux; famille, divorce, pau- périsme, charité, folie, crime, système pénitentiaire moderne, immigration* ; — Histoire et progrès des idées religieuses du peuple Israélite; les inscrip- tions cunéiformes et l'Ancien Testament; patris- tique grecque, avec lettres de Clément de Rome, Ignace, Polycarpe, etc. ; discussion des problèmes de critique que soulèvent ces œuvres ^ ; — Théorie de Hegel sur le Beau ; — la doctrine de l'évolutitjn appliquée à l'explication (J^s modes de conduite individuelle; système de Wundt; discussion de l'influence de Saint-Simon et des utopies sociales de Cabot, Fourier et Ow^en; étude du socialisme scientifique de Karl Max et des révolutions indus- trielles organisées par Louis Blanc et Lassalle^; — théorie des équations; — botanique médicale; — zoologie philosophique; étude de la conformation et des mœurs des insectes; lecture et discussion de Darwin, Spencer, Wallace, Weisman », etc. Hébreu, sanscrit, chimie, mécanique, calcul inté- gral et différentiel, sciences politiques, astronomie, embryologie, il n'est pas une partie des travaux
1. Twenty-eighth Catalogue of Vassar Collège, 1893, p. 53-55.
2. ProgramofBryn Mawr Collège, 1893, p.' 67-68.
3. Calendar of Wellesley Collège, 1893, p. 39-51.
17
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masculins que les jeunes filles ne puissent aborder.
— A la fin de leurs études, beaucoup soutiennent des thèses. A Wellesley, l'an dernier, une d'elles a traité de Vinfluence de la Commune sur la Révolution française; une autre, des révolutions politiques de V Espagne au XIX^ siècle; une autre encore, du principe fondamental de CEsthélique. A la suite de ces soutenances, les Facultés peuvent leur conférer les grades de bachelier, maître es arts ou docteur.
— Pensant que les femmes ont les mêmes droits intellectuels que les hommes, on a voulu que le collège fît pour elles, selon le vœu de Mathew Wassar, « tout ce qu'il fait pour eux* ». L'égalité est même si entière que dans plusieurs Universités de rOuest, sous prétexte que la meilleure gardienne de l'innocence, c'est la science et que pour remplir entièrement son rôle, lutter contre le mal et tout ce qui contribue à la dégradation de son sexe, la femme ne doit rien ignorer de ce que pourront savoir son mari et ses fils, on n'hésite pas à faire de certains sujets de mœurs et de biologie que chez nous on n'oserait à peine traiter devant des
1. « It occured to me Ihat woman, having received from lier Creator the same intellectual constitution as man, has the same right as man to intellectual culture and developmenl. It is my hope to be the instrument in the hand of Providonro of founding an institution which shall accomplish for yoimu women whatour Collèges are accomplishing for young mon. • Matthew Vassar, Tweniy-eighth Annual Catalogue of Vassar Collège, 1893.
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jeunes hommes, l'objet d'un enseignement régulier aux jeunes filles, et qu'à Vassar même, en cette contrée de l'Est où l'émancipation féminine a fait moins de progrès, les étudiantes doivent compléter leurs travaux d'économie sociale par la visite des maisons de correction *. — Pour elles, comme pour l'homme, l'éducation est réellement une pré- paration à la vie pratique.
Pour juger d'un système d'éducation si diffé- rent du nôtre, et discerner avec impartialité le bien et le mal qu'il renferme, il faut se défaire momentanément de ses idées d'Europe et essayer d'entrer dans les habitudes de pensée des Améri- cains; or, tout en se plaçant à leur point de vue, cette éducation, en dépit de la largeur qu'elle prend dans les collèges, avec son caractère exclu- sivement pratique, ses High Schools où l'on fait hâtivement des études secondaires, ses Écoles pri- maires où l'on n'enseigne que les connaissances strictement indispensables, offre en plusieurs par- ties des sujets de critique, et par ses lacunes viole son principe même, qui comportait, ainsi qu'on l'a vu tout d'abord, une part d'idéal et de libéralisme.
1. Twenty-eighth Catalogue of Vassar Collège^ 1893, p. 55.
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Certes la culture morale y est très haute, et, bien qu'on puisse, au nom de la liberté de conscience, blâmer avec les catholiques le caractère obliga- toire que les pratiques religieuses ont conservé dans la plupart des collèges et des écoles, et craindre que le développement de la volonté n'y soit parfois trop grand et propre à favoriser ces exagérations d'individualisme si fréquentes aux Élats-Unis, on peut avec raison la juger excel- lente; c'est là qu'est la force de l'éducation améri- caine et sa véritable supériorité. — On n'en saurait dire autant des autres enseignements. Que penser, par exemple, de ces exercices corporels qui, tenant dans les Universités et les collèges une place si importante que leur gymnase semble souvent trans- formé en établissement d'athlétisme et d'ortho- pédie, sont absents des Écoles publiques? 11 y a là, d'une part une lacune infiniment regrettable, car il serait nécessaire, surtout dans les grandes villes, de réparer la race qui s'use en une fièvre de business, et d'autre part un excès qui entrelient chez les classes dirigeantes la passion du sport et des plaisirs violents, passion d'autant plus outrée qu'elle n'est point affinée ni contenue par la cul- ture de l'art. Excepté dans les Instituts, les Aca- démies et quelques écoles spéciales, renseignement esthétique en effet, réduit à des notions élémen- taires de dessin enseignées sans principe ni mé- thode par des maîtres inexpérimentés — n'en ai-je
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pas vu demander à des enfants qui savaient à peine tenir un crayon de travailler d'après nature et se refuser à indiquer les fautes, sous prétexte que lelève doit les trouver lui-même, — est extrême- ment faible et plus propre à habituer aux erreurs de proportion et de perspective qu'à développer le goût. — Chose plus grave, les études manquent d'esprit de suite, de coordination. De même que chaque ville, chaque Etat, cantonné dans ses besoins locaux, s'inspire pour diriger ses écoles moins d'un système d'idées générales que de ses vues particulières, chacun des trois enseignements primaire, secondaire, supérieur, enfermé dans ses programmes, se développe isolément sans se préoc- cuper de se relier aux a(ftres. Nul passage entre eux. L'instruction primaire, qui, dans cette société républicaine où l'on pense, avec l'auteur de la Poli- tique, « que, l'État tout entier n'ayant qu'un seul et même but, l'éducation doit être nécessairement identique pour tous ses membres * », n'est cepen- dant pas comme chez nous une instruction spéciale, organisée pour les enfants du peuple et sans issue vers les classes supérieures, mais un enseignement qui s'adresse à tous et doit aboutir aux écoles secondaires, n'y prépare nullement, et l'enseigne- ment secondaire, de son côté, en dépit des protes- tations des collèges, persiste à soutenir que, la ma-
1. Aristote, Polilique, VIII.
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jorité des élèves n'allant pas au delà de la High School, son rôle est de les préparer à la vie et non point à l'Université : séparation déplorable qui permet aux écoles primaires de s'immobiliser dans leurs étroitesses, oblige l'enseignement secondaire à s'abaisser à leur niveau — la High School, avec ses rudiments d'études classiques, n'étant qu'une école primaire plus avancée — et affaiblit l'Enseignement supérieur en le forçant à accepter des candidats qui, n'ayant appris jusqu'à quatorze ans que le calcul, la grammaire et l'histoire, et de quatorze à dix-huit des éléments de science, de grec et de latin, n'ont qu'un savoir hâtif et sans racines. — H y a plus : pour arriver à ces divers enseignements qui se superposent sans se pénétrer et suivre avec quelque profit des cours auxquels rien ne l'avait préparé jusqu'alors, l'élève est obligé de s'interdire toutes vues générales et de se borner aux études strictement nécessaires. De là cette spécialisation prématurée et excessive qui commence dès la High School, où chacun, enfermé dans sa section, ne travaille que trois ou quatre sujets dans la mesure où ils lui sont indispensables, et les aban- donne ensuite pour n'y plus revenir\et qui, grAce au système des cours électifs, dont les conseils des maîtres tempèrent mal le défaut, se prolonge jusque dans les collèges et les Universités. — De
1. Dans la High School de ***, aux environs de New York, on n'étudie durant une année que quatre matières, réparties
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là encore des connaissances fragmentaires, sans lien avec ce qui précède et ce qui suit, les uns étu- diant Thistoire du moyen âge sans avoir appris l'his- toire ancienne, les autres Thistoire moderne sans connaître celle du moyen âge ; d'autres encore com- mentant un auteur sans étudier ses origines, son époque et le replacer dans son cadre; bref, une culture sans unité, des débris de connaissances, non la science. — Et la méthode interrogative des « récitations » usitée partout, souvent même dans l'enseignement supérieur, loin d'atténuer ce défaut, l'aggrave encore. Je n'ignore pas que, dans la pensée des maîtres, ces « récitations » devraient se transformer en une sorte de causerie où, par des questions habilement prép^ées, le professeur aide- rait les élèves à élucider leurs connaissances et à les grouper avec ordre; mais l'application d'une telle méthode est délicate; il y faut et des classes peu nombreuses et des maîtres de talent; or les écoles américaines, avec leurs quinze cents ou deux mille élèves, ont toujours des classes de soixante, quatre-vingts étudiants, parfois davantage; — à Harvard, j'en ai vu jusqu'à cent; — et les maîtres, ou plutôt les maîtresses, puisque la majorité se compose de femmes, personnes souvent sans titres,
de la façon suivante f premier semestre, 5 heures de géomé- trie par semaine, 5 heures de littérature anglaise, 5 heures d'astronomie; — deuxième semestre : o heures de géométrie, 5 heures de littérature et 5 heures de gouvernement civil.
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nommées sur la recommandation de quelque poli- ticien et ne voyant dans le professorat qu'un métier temporaire, n'ont pas toujours l'expérience indispensable pour saisir l'esprit de la méthode socratique et l'appliquer avec profit. On leur a dit que leur rôle n'était pas de discourir ex cathedra et d'enseigner aux élèves des formules toutes faites, mais d'interroger : prenant le conseil à la lettre, s'interdisant d'exprimer une opinion per- sonnelle, renvoyant systématiquement les élèves qui demandent une explication à l'Encyclopédie de Webster, la Bible de la classe américaine, le livre sous les yeux, elles interrogent, et la récita- tion, au lieu de devenir un principe de coordina- tion, reste ainsi ce qu'elle était autrefois à l'école primaire du village et, comme son nom l'indique, une simple répétition du manuel — fâcheuse méthode qu'on ne justifie pas en alléguant qu'elle simplifie le contrôle du travail, oblige les élèves à l'effort personnel et, en leur donnant fréquemment l'occasion déparier, les accoutume à une élocution facile, car elle fait trop exclusivement appel à la mémoire, morcelle les leçons, leur enlève tout attrait. Rien de plus monotone que ces classes où le maître, se défendant de rien suggérer, interroge sans cesse, répétant la même question dix et quinze fois, faisant critiquer, compléter la réponse jusqu'à, ce qu'il obtienne une formule qui le satisfasse! Il faut toute la force d'endurance des enfants améri-
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cains — force si grande qu'elle surprend tous les étrangers et que certains croient ne pouvoir Texpli- quer que par un phénomène d'atavisme ^ — pour supporter comme eux, immobile et correct, ces récitations grises qui distillent l'ennui. — Et que de temps gaspillé en ces interrogations qui se traî- nent lentement d'un rang d'élèves à l'autre, au milieu des essais de réponse où tous se répèlent, piétinant sur place, sans avancer! Je me rappelle, entre maint exemple, une classe de soixante élèves arrêtée tout enlièi^e au milieu d'une lecture par le mot magnanimity ; aucun enfant n'en pouvait dire le sens, le maître s'obstinait à ne point l'expliquer, on le chercha vingt minutes, et quand la sonnerie électrique annonça la fin de ^d récitation, la classe se sépara sans avoir rien appris. Le grand principe d'éducation formulé par Guyau : « Faire entrer dans le cerveau la plus grande somme d'idées généreuses et fécondes avec la moindre dépense de force possible ^ », est ici totalement inconnu. C'est évidemment à l'emploi de méthodes si défec-
1. « ... Strange to say, in spite of his inborn activity, the american baby is very quiet. The reason for this seems to be that the first settlers having very little time to spare, the american baby was eonsequently more left without toys, and is stiil to day less amused and less talked to, than the european child in the cradle, and this afîects its habits in its seemingly passive condition. » {Prévention of criminal idleness, by Miss E. Marwedel. Discours au Congrès d'éduca- tion de Chicago, 18^93.)
2. Éducation et héi'édité, p. 118.
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tueuses qu'il faut attribuer ce fait peu ordinaire et dont les Américains, si rapides en toutes choses, ne laissent pas eux-mêmes d être fort surpris, à savoir que pour enseigner quelques notions de grammaire, de géographie, de calcul et d'histoire nationale, les Primary et Grammar Schools n'exi- gent pas moins de huit années '.
A la lenteur naturelle des méthodes s'ajoute d'ailleurs un goût excessif du détail, qui les retarde encore. On retient l'attention sur des minuties; on s'attache, comme nous avons essayé de le montrer, à de petits faits : en grammaire, à la ponctuation et aux majuscules; en composition, aux marges ou aux alinéas ; en hygiène, à des questions matérielles de grosseur ou de poids; partout à ces détails con- crets dont l'exagération fait les intelligences super- ficielles en les empêchant d'approfondir les choses jusqu'à leur principe. Nous touchons ici au défaut initial de tout cet enseignement, le besoin immodéré de la précision, de l'exactitude, le culte de la réalité, et, pour tout dire, l'abus de l'esprit pratique. C'est lui qui a présidé au développement de l'éducation américaine et qui, dès l'origine, a rétréci l'applica- tion de son principe; lui qu'on retrouve partout, et dans la coéducation qui a été adoptée tout d'abord, non en vertu d'un système — il n'a été élaboré qui' plus tard, — mais parce qu'elle était avantageuse;
1. Chacune comprend quatre « Grades » ou périodes d'un an.
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et dans le problème de TÉglise et de l'éducation, que l'on tranche d'une manière empirique, supprimant les exercices religieux dans les villes où la majorité l'exige et les conservant ailleurs parce qu'on les juge utiles; et dans l'autonomie exagérée des écoles qui se développent isolément parce qu'elles n'ont été créées que pour répondre à des besoins locaux; et jusqu'en l'absence de coordination et de synthèse dans les études, car il inspire Tamour exclusif des faits, le dédain des idées abstraites et générales : « Les théories et les spéculations philo- sophiques sont choses artificielles, dit-on; l'objet et le sujet sont un par le fait de leur relation mutuelle : les séparer est arbitraire et irréel. Il n'y a pas de principes hors des êtres humains; aussi, pour les comprendre d'une façon vivante, il faut les étudier non dans l'abstrait, mais dans les êtres humains eux- mêmes *. » — Un tel esprit n'empêche pas l'ensei- gnement scientifique d'atteindre à une certaine hauteur — et de fait, l'étude des sciences physi- ques et naturelles est très développée aux États- Unis, — mais à l'enseignement philosophique et littéraire, il est mortel. Sauf dans les collèges et les Universités, il n'existe pas. Rares sont les High Schools où l'on apprend les rudiments de la psy- chologie, encore s'attache-t-on presque unique-
1. American Littérature, a text-book for the use of the Schools and Collèges, by Julian Hawthorne and L. Lemon, p. 155. Boston, 1892.
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ment à l'étude de la perception, et verse-t-on aus- si h M dans les recherches psycho-physiologitpic^. Quant à l'enseignement de la littérature, on l'ignore si absolument qu'on le confond avec celui de la j grammaire. « La littérature, pouvait-on lire dans ^ la préface d'un recueil de compositions envoyées de Boston à l'exposition scolaire de Chicago, a pour but d'enseigner aux élèves l'usage de la langue anglaise, c'est-à-dire d'apprendre à parler et à écrire ' correctement. » — Et ce n'est point là une défini- tion de plume maladroite, une opinion d'exception : dans toutes les écoles, les leçons de littérature no sont que des leçons de grammaire. Au cours de rhétorique, on n'entend que remarques sur les bar- barismes, règles sur l'emploi des figures de mots, la classification, la construction des phrases. Si par- fois l'on s'en écarte quelque peu, c'est pour aboutir à un enseignement de formules, avec des demandes et des réponses catéchiques, comme celles-ci que ; je relève dans les cahiers d'un élève de quinze ans : « Question : Quelle est la forme primitive de la littérature? — Réponse : La forme primifivc de la littérature est la poésie. Question : Dtli- nissez la poésie. — Réponse : La poésie est le pro- duit d'une imagination exaltée dont le premicM* objet est de plaire et qui s'exprime en vers. Ques- tion. — Pourquoi doit-on la regarder comme h^ plus beau des arts? — Réponse : On doit regardai la poésie comme le plus beau des arts parce que,
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grâce à elle, les idées peuvent être exprimées, tandis que les autres arts ne traduisent que la forme ou les émotions, et aussi parce qu'elle s'adresse à l'intelligence », etc. — De conseils sur la com- position, la subordination des parties, le plan qu'on doit se fixer avant d'écrire, aucun : tel professeur engage les élèves à rédiger d'abord tout ce qui leur vient à l'idée, « quitte à changer ensuite l'ordre des phrases » ; tel autre, rendant compte de leurs com- positions, n'y signale que les barbarismes et les fautes d'orthographe. — Point de compositions lit- téraires d'ailleurs, à moins qu'on ne veuille donner ce nom à des notices biographiques, des comptes rendus de cours ou des séries de questions détachées telles que les suivantes, prises au hasard en des compositions d'examen : «A quelle époque leSketch- Book a-t-il été écrit? — Expliquez en quelques lignes {sic) l'origine et l'influence de la Renaissance, et nommez deux auteurs anglais qui l'ont fortement subie. — Citez les caractères et les scènes où se manifeste le génie humoristique d'Irving; les pas- sages où son style est noble; ceux où il est pathé- tique; ceux où il est sublime. — Quel est l'auteur du conte du Tonneau'! de Vanity Fai?\'! deRipe Van Winkle'} » Chaque composition comprend huit ou dix questions de ce genre. L'élève y répond en quelques mots par un nom, une date, un fait précis. — Point de commentaires, de réflexions qui fassent sentir la beauté des œuvres. J'assiste à une
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lecture de la fantastique légende du Sleepy Hol- low : pour toute remarque, le maître demande le nom des œuvres d'Irving, les événements histo- riques de son époque et quel quartier de New^ York il habitait. — Je viens de relire l'ode de Lowell sur l'anniversaire de la victoire de Concord : —
Who cometh' over the hills, Her garments with morning sweet, The dance of a thousand rills Making music before her feet?
Tell me, young men, bave you seen Créature of diviner mien *?
« Qui le poète a-t-il voulu personnifier ? Quel vête- ment portait la déesse? Quel est le rythme? A qui la strophe s'adresse-t-elle? » demande le commenta- teur qui, sur toutes ces strophes d'une envolée superbe, n'a que des questions sèches et précises. — « Bitzer, dit un personnage fameux de Dickens, définissez le cheval. — Quadrupède, herbivore, qua- . rante dents, à savoir 24 mollaires, 4 œillères et 12 incisives; perd son poil au printemps; dans les régions marécageuses perd aussi ses sabots; sabots
1 Qui s'avance sur la colline,
Les vêtements fraîchis d'aurore, Le chœur de mille cascatelles Formant un concert sous ses pas ?
Dites, jeunes gens, vîtes-vous Une flgure plus divine?...
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durs, mais ayant besoin de fers; âge connu par les marques de la bouche. — Maintenant vous savez ce que c'est qu'un cheval » , dit avec satisfaction Thomas Gradgrind, Thomme positif dont toute la pédagogie se ramène à l'étude des faits. — Que de fois, en assistant aux leçons américaines, sèches énumérations de noms, de dates et de détails insigni- fiants, — n'ai-je pas entendu un professeur, qu'on m'avait dit remarquable, demander, dans une leçon sur Ivanhoe^ quelle était la forme du nez de Walter Scott et l'orientation de son cabinet de travail ! — cette scène des Temps difficiles m'est revenue en mémoire avec la fameuse apostrophe : « Ce qu'il faut, ce sont des Faits; n'enseignez à ces enfants que des Faits; les Faits seuls sont utiles dans la vie. Vous ne pouvez former l'esprit des enfants que par des Faits.... Stick toFacts^sir! » — Dans tout pro- fesseur américain il y a un Thomas Gradgrind.
Mais cet esprit pratique, qui sur certains points fait la faiblesse de l'éducation américaine, est à beaucoup d'égards une partie de la force. Ayant créé les écoles non pour satisfaire à des théories abs- traites, mais pour répondre aux besoins du présent, il a fait de toutes, depuis la plus humble Primary School de village, jusqu'aux grandes Universités de Harvard et de Yale, non des systèmes dont on ne peut modifier une partie sans ébranler l'ensemble, des institutions 'immobilisées en des règlements, mais des organismes vivants, plastiques, toujours
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prêts à se transformer pour s'adapter à la réalité. De plus, ayant si complètement subordonné l'in- struction à la culture du caractère, ayant fait d'elle un auxiliaire si puissant de l'éducation , qu'à l'opposé de ce que l'on constate souvent en Europe, « l'ouvrier instruit, suivant la remarque d'Horace Mann, travaille mieux que les*autres et devient un meilleur citoyen », il inspire aux Amé- ricains le souci des Écoles, qui, de toutes les œuvres publiques, leur paraît la plus importante, la plus utile, et tient leur intérêt pour les choses de l'édu- cation constamment en éveil. — Sous l'influence de cet esprit positif, toujours préoccupé de mettre le? institutions d'accord avec la vie, partout dans les congrès, les comités scolaires, les revues, les jour- naux pédagogiques — qui forment ici une littéra- ture abondante, chaque État, chaque ville et parfois chaque école ayant les siens, — on soumet les pro- grammes et les méthodes d'instruction à des criti- ques sévères, on en signale les défauts, on y cherche des correctifs . Partout on condamme le goût exclusif des détails, l'abus des « récitations » de manuels et de précis, et pour réagir contre eux, on s'efforce de constituer un corps enseignant expé- rimenté dont le recrutement, soustrait à toute influence politique, ne s'assurerait que parles capa- cités et les grades ; on travaille, tout en laissant aux écoles une part d'autonomie et aux cadres leur flexi- bilité, à coordonner les divers ordres de l'enseigne-
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ment, d'une part en invitant les collèges à exercer, comme plusieurs le font déjà, leur action sur la High School, afin d'élever ses programmes au niveau des leurs ; d'autre part en étudiant les moyens d'élargir les Primary et Grammar Schools, d'intro- duire dans leurs classes — aux dépens des exer- cices de grammaire, qui y tiennent une place exor- bitante que ne justifie pas suffisamment la nécessité d'apprendre la syntaxe de la langue anglaise à des enfants d'immigrants qui en ignorent le génie — les sciences naturelles, les mathématiques, l'al- gèbre, les langues vivantes et même le latin \ qui, par une étrange révolution des choses, alors qu'en France il est banni d'une partie des classes secon- daires, se trouverait adopté dans les écoles pri- maires des États-Unis; on s'efforce de généraliser l'enseignement de la gymnastique , de perfec- tionner l'étude du dessin, de répandre le goût de l'art, et si, parmi les Américains, quelques-uns sont tellement imbus de l'esprit pratique, qu'ils voudraient retrancher de l'éducation tout ce qui n'est pas d'une utilité immédiate, qu'ils reprochent à Técole de n'être pas encore assez positive et, sui- vant le mot de Wendell Philipps, « de rendre l'enfant à ses parents, à quinze ans, incapable de gagner un
'. Voir le « Report of the Committee on Secondary School studies with the Report of the Conférences arranged by this Committee and held December 1892 » ; Washington, Govern- ment. Printing Offica. 1893.
i8
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dollar » S et souhaiteraient un enseignement uni- quement tourné vers l'agriculture, l'industrie, le commerce, en un mot tout professionnel, si cet esprit est à ce point répandu que le rapporteur du Bureau d'Éducation du Massachusetts, plaidant la cause de l'art dans l'école, croit devoir citer, en sou- lignant les chiffres, l'histoire d'un menuisier qui, en apprenant la sculpture et le modelage, a en trois années augmenté ses salaires de 75 pour 100, et faire observer avec l'Anglais Walter Smith que la Madone de la Chapelle Sixtine is worth a great deal of money *, il en est aussi, comme Mgr Keane, le recteur de l'Université catholique de Washington, que j'entendais aux Congrès d'Éducation s'élever avec véhémence contre « ces hommes positifs pour lesquels le but de l'école est de préparer les jeunes générations au combat de la vie, et, pour le dire
1. • ... Hundred leave school at fifteen years of âge, wholly unablc to do anylhing for which any man would. give Uiëm a dollar,., and further, in my jiidgment, we hâve no right to take a man's cliild from hiin and keepJiim until lie is lifteen, or to induce a man to trust liis child with us, and thus hand him back unable and unfit to earn his bread. • Cité par E. Marwedel, Prévention of Criminal idleness. Disc, cité.
2. « Lorsque Corot mourut, ajoute-t-il, et que le gouver- nement, suivant l'usage, réunit ses œuvres à Paris en un«^ Exposition posthume, leur valeur totale e.xcéda trois mil- lions de dollars. Voilà la contribution d'un homme à la fortune de la France, contribution durable, car, toutes les fois qu'un de ses tableaux passe h l'étranger, il reste à sa place une pile de pièces d'or d'un poids beaucoup plus élevé que celui de ses toiles et qui représente la valeur
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nettement à se faire une situation » *, qui, com- prenant que rien n'est plus utile que les éludes soi-disant inutiles et la culture désintéressée de Tesprit, montrent les dangers d'une vie one-sided, lop-sided intellectually et cherchent à pénétrer l'éducation américaine d'un large courant d'idéa- lisme.
D'ailleurs, malgré ses lacunes et les excès de son esprit pratique, cette éducation, précisément parce qu'elle ne s'écarte jamais de la réalité, a des résul- tats précieux dont il serait injuste de méconnaître la valeur. — Qu'on regarde le jeune Américain et qu'on
financière de son génie créateur. La dépense des toiles, des pinceaux et des couleurs est une simple bagatelle à côté de ces trois millions. » — Et ce n'est pas là un exemple isolé, <• continue le rapporteur en s'excusant, il est vrai, << d'insister sur le côté mercenaire de la question pour répondre à l'esprit commercial du temps : Quelle source de revenus les vieux maîtres sont aujourd'hui pour ritalie!»etc. Interest of the State in the advancement of art. Fifly sixth Annual Report of the Board of Education, Mass., 1891-1892, p. 331-336.
1. « The next one would say : Let us be pratical, the end of éducation is to prépare the young for their part in the struggle of life, or, to speak plainly, to prépare them to make a living, to prépare them to take their place in the great eco- nomical and industrial life of the world. Now, our world is so practical, and human life so largely taken up in the struggle for a living, that it is no wonder that many should be inclined to think this is the end and the object of édu- cation. And there hâve been économie writers who hâve pic- tured the world as a gfeat industrial machine, and human life as a great économie endeavour. But ail over the world to day, we hear the warning that it is not enough. » The rela- tions between educational methods and educational ends. Inter- national Congress of Education. Chicago, 1893, p. 47.
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juge. Certes, si on le compare au jeune homme formé par nos méthodes classiques, il est, à beau- coup d'égards, manifestement inférieur. Il sait moins de choses et ses connaissances sont moins logiquement ordonnées; il n'a ni les vues d'en- semble, ni le goût de la sobriété et de la mesure, ni l'esprit pénétrant et critique, ni le sens des fines émotions littéraires, de la fantaisie aimable ; en un concours de lettres , le dernier de nos rhétoriciens l'emporterait sur lui. Mais que de qualités fortes compensent ces lacunes, et par d'autres côtés, com- bien il se relève! Il écrit moins élégamment, mais il parle mieux; l'improvisation, le discours en public ne l'intimident pas, car sa culture n'a pas été toute graphique; il n'a point un vif sentiment de la beauté plastique du style, mais il n'en a pas non plus la superstition et comme l'idolâtrie; jamais il ne sacrifiera la forme au fond, la pensée au vain son des mots; il a l'esprit moins délicat, moins apte aux spéculations philosophiques, mais il n'a pas le goût des rêveries et des reploiements de la pensée sur elle-même où le moi se défait en des analyses mor- bides. Si ses généralisations sont courtes, s'il ne voit pas l'enchaînement régulier des idées et n'en apprécie pas, comme l'esprit latin, l'ordonnance classique, du moins il sait s'en servir, et jamais il n'en fait un jeu, car on Ta pénétré de ce précepte d'Emerson que c'est une obligation de réaliser tout ce que l'on connaît et d'honorer toute vérité par
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l'usage *. S'il a moins de savoir, il ne s'imagine pas que réducalion finit au sortir du collège, et, avec son intelligence accoutumée au travail personnel, plus souple et plus forte, car elle n'a été ni sur- chargée par une culture encyclopédique, ni sur- menée par les examens et les concours, il se tient toujours ouvert aux idées nouvelles. D'ailleurs, s'il sait moins, ce n'est qu'au point de vue « livresque », comme disait notre Montaigne; ayant l'habitude d'observer, de juger par lui-même, n'ayant jamais été séparé du monde, il a un sens profond du réel, la connaissance de la vie, et qu'il s'agisse de traiter dune question politique ou sociale, ce jeune homme malhabile à disserter agréablement sur Shake- speare, qui sent mal la finesse de la psychologie de Racine ou l'harmonieuse beauté d'un discours de Bossuet, se montre tout à coup supérieur : j'ai lu, sur l'immigration, le vrai patriote, la question des Chinois, le journal considéré comme moyen d'édu- cation publique, des dissertations de jeunes gens de seize à dix-huit ans qui dénotaient, avec une rare solidité de jugement, une expérience déjà mûrie. — Comme son intelligence, son caractère, qui n'a jamais été entamé par des règlements étroits, est
1. « The secret of genius is... to realise ail what \ve know; in the high refinemefit of modem life, in arts, in sciences, in books, in men, to exact good faith, reality and a purpose; and first, last, midst and without end, to honour every truth by use. » [Représentative Men. Goethe or the Writer.)
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plus intact ; sa volonté, dont riiabitude de l'asso- ciation et la discipline naturelle des êtres et des choses tempéreront les excès, est d'une force sûre; ses croyances morales que n'ont point ébranlées prématurément un trop grand remuement dïdées, une culture trop intense, sont fermes; ses mœurs, que tout, depuis la sévérité des lois jusqu'aux ha- bitudes de sport, de vie active, la fréquentation continue des jeunes filles et les fiançailles précoces, concourt à protéger, sont généralement honnêtes, et son moi, que trop d'influences diverses n'ont point compliqué et affaibli — car de la famille à l'école, et de l'école à l'Université et au monde, le milieu moral a été le même, — conserve avec plus de simplicité une unité plus forte. Vigoureux et droit, d'esprit lucide et actif, il est moins lettré, mais par le caractère il est plus homme.
Quant à la jeune fille, déjà douée 4)ar la race et les circonstances particulières qui ont présidé au développement de la société américaine d'une nature énergique, elle se fortifie encore en cette éducation, et son esprit y prend des qualités viriles.
Ce qui frappe d'ordinaire chez la femme, c'est une intelligence plus vive que profonde, incapable de longs efl*orts de réflexion, de raisonnements suivis, de système; une impuissance à s'attacher aux principes qui ne s'incarnent pas en un être aimé; des goûts conservateurs qui s'opposent d'in- stinct à toute innovation; une sensibilité extrême,
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parfois morbide, une volonté passive et incertaine, toujours esclave de Timpulsion. — Aucun de ces traits ne se remarque ici. Chez l'Américaine, bien qu'elle n'ait rien perdu des grâces féminines, les oppositions psychiques qui caractérisent la femme et la différencient de l'homme s'atténuent et s'effa- cent. — C'est la même volonté intrépide qui ne connaît aucun danger matériel ou moral; j'en ai vu dans l'Ouest qui n'hésitaient point à fréquenter les prisons et à coudoyer le vice, et dans le Far- West qui ne reculaient pas devant les ascensions des montagnes et les abîmes des carions. C'est le même esprit de décision et d'initiative, et il se ma- nifeste jusque chez les jeunes filles; récemment une enfant d'une dizaine d'années, allant à l'école en suivant la route du chemin de fer, aperçut tout à coup le pont de bois enflammé : elle court au-devant du train arrivant de New York et, se postant sur la voie au passage de la locomotive, fait des signaux d'alarme, arrête le mécanicien et sauve les voya- geurs d'une catastrophe imminente. C'est encore la même puissance de calme eideself-control; lorsque je voyageais en Californie, aux environs de San Francisco, notre train, lancé à toute vitesse, entra dans des w^agons demeurés sur la voie ; ce fut une commotion et, pendant quelques secondes, une volée de poutres' et de fers broyés ; une vingtaine de ladies étaient dans notre car : pas un mouve- ment de frayeur, pas un cri; la machine arrêtée,
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elles descendirent tranquilles et attendirent deux heures la formation d'un autre train, avec calme. — A ces traits de caractère énergique, il faut ajouter une forme d'intelligence presque masculine, un goût du savoir extraordinaire — on voit des femmes qui n'ont pu étudier dans leur jeunesse entrer au collège à quarante ou cinquante ans; des jeunes filles que rien n'oblige au travail, s'enfermer cinq ou six ans dans une Université pour apprendre l'hébreu et les mathématiques, — un esprit positif et novateur, une puissance de dévoûment à l'idée pure, une force de pensée et de raisonnement toute virile; aussi plus d'une fois, en face de l'Améri- caine, surtout à Vassar, à Wellesley, devant ces jeunes filles maîtres es arts ou docteurs, lisant Platon, commentant la Bible et discutant les ques- tions sociales, j'ai eu l'impression de me trouver en face de créatures neuves : forte sous sa faiblesse apparente, sûre d'elle-même, d'un esprit actif et ferme, la femme n'est plus ici l'être illogique et impulsif que nous connaissons en Europe; c'est une créature d'une autre espèce et, comme on se plaît déjà à l'appeler, la JSew Woman, la Fenmie Nouvelle.
Mais est-ce un bien que cette évolution? Haw- lliorne, ce penseur qui voyait si avant dans la vie et les êtres, faisait dire à l'un de ses personnages que pour résoudre le problème féminin, « c'est-à- dire permettre aux femmes de se créer une situa-
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lion agréable et indépendante », il faudrait d'abord modifier l'organisation sociale, puis la nature des hommes, ou du moins de longues habitudes héré- ditaires qui sont devenues une seconde nature. « Ce n'est pas tout, ajoutait-il; ces difficultés dis- parues, la femme ne pourra profiter des réformes préliminaires si elle n'a subi elle-même un change- ment profond où l'essence éthérée de sa véritable nature s'évaporera *. » N'est-il pas à craindre que cette prédiction ne se réalise, et pour avoir voulu, au nom d'une égalité justifiable en partie quand elle se traduisait par la liberté du travail et une indépendance sociale et domestique nécessaire en un pays neuf, mais illégitime quand elle aboutit à une identité absolue de culture qui suppose faus- sement des destinées semblables, donner aux jeunes filles la même éducation qu'aux jeunes hommes, leur apprendre le grec et la philosophie, ne va-t-on pas les pousser toutes vers ces carrières mascu- lines qui, pour elles, ne devraient être que l'excep- tion, leur inspirer une ambition qui les détournera de leur véritable rôle et qui, dans la suite — lorsque les College-girls^ encore en petit nombre, seront devenus la majorité, — n'étant plus tempérée comme aujourd'hui par un reste de traditions qui leur impose encore une certaine retenue, leur fera perdre cette « essence » féminine qui est et
1. The Scarlet Letler.
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leur force et leur charme? — Grave question déjà, entrevue à demi dans le domaine de rémancipation domestique de la femme et de son travail, mais qui dans l'éducation s'impose tout entière et qu'on ne saurait trancher légèrement par un préjugé. — Il faut entendre ici les Américains mêmes.
Plusieurs désapprouvent l'éducation nouvelle et la femme qu'elle forme; et comme en cette terre d'indépendance et de cosmopolitisme, à côté de ménagères tout allemandes, absorbées par le home et le soin des enfants, de jeunes filles supérieures qui joignent à une haute culture de l'esprit la réserve innée de l'Anglo-Saxonne et chez qui la science se voile de grâce et de délicatesse, toutes les variétés du type féminin, depuis la flirt en quôte d'hommages, jusqu'à l'intellectuelle, la ner- veuse et la philanthrope qui se croit la mission de tout régénérer, s'épanouissent librement, les exem- ples ne manquent pas pour justifier les critiques et tracer de la « Femme nouvelle » un portrait à la fois inquiétant et railleur. — Ici, on la représente avec des manières masculines : « Priscilla siffle comme un homme; Dorothée trouve piquant de descendre des tramways lancés à toute vitesse sans les faire arrêter... Si les choses continuent de la sorte, bientôt on verra les jeunes filles insister pour payer les places des hommes en tramways, porter leurs parapluies et accompagner au théâtre ces chères créatures. » — Là, on la montre lisant Kant et Stuart
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Mill, Auguste Comte et Karl Max, mais délaissant le ménage et la cuisine, ne voulant pas, suivant l'expression de Bebel, « sacrifier sa jeunesse, sa beauté et son indépendance sur l'autel du pot-au- feu * » et exigeant de son mari qu'il prenne soin des eAfants : « Le baby est à vous autant qu'à moi, John : pourquoi ne le berceriez-vous pas? » — Ail- leurs on la dépeint avec des prétentions outrées, voulant jouir de tous les droits de l'homme sans renoncer à aucun des privilèges de la femme, un appétit d'excitations qui se tourne en fièvre de plaisirs ou en besoin maladif de réformer le monde, et, pareille à cette héroïne de Dickens qui aban- donnait ses enfants pour s'occuper des négrillons d'Afrique, négligeant les devoirs prochains pour les œuvres éloignées. — Chose plus grave, on la dit usée par la vie cérébrale et impropre à son rôle de femme; égoïste d'ailleurs, enflée d'orgueil, dédai- gnant et les hommes, qui généralement moins cul- tivés qu'elle-même et absorbés par le commerce, lui paraissent vulgaires, et le mariage, qui lui semble une déchéance, et surtout les devoirs de la maternité, qui s'opposent aux productions de son génie. « Si Shakespeare avait eu des babies à soi- gner, dit-elle, il n'aurait jamais écrit de drames. » — Déclarant qu'elle a toujours été la victime de l'homme, qu'elle l'a aidé à créer la civilisation sans
1 . La Femme dans le passé, le présent et l'avenir.
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profit pour elle-même, elle songe, affirme-t-on, à prendre une revanche du passé . Elle se flatte qu'après les époques de barbarie et de demi-civilisation où, la force corporelle étant seule estimée, l'homme avait la prépondérance, les sociétés entreront dans une période nouvelle où, les qualités de l'intelligence et du caractère ayant seules du prix, c'est à elle, qui arrive dans le monde avec une réserve de forces morales accumulées pendant des siècles, qu'appar- tiendra la priorité : ce sera Vère des femmes^ et pour en hâter l'avènement, elle ne veut travailler qu'à sa propre culture, ne vit que par la tête, et, enivrée de la science et de la liberté auxquelles on l'a laissée goûter imprudemment, se place vis- à-vis de l'homme non plus en égale, ni même en concurrente, mais en antagoniste.
— « Sous ce titre : Elevez vos filles, rappelait naguère en un discours Mrs Ruth B. H..., un Maga- zine imprimé à New York en 1862 contenait un article dont voici le début : Apprenez à vos filles à pré- parer un repas substantiel, à laver, à repasser, à raccommoder les bas, à recoudre les boutons, con- fectionner les vêtements; apprenez-leur aussi à faire le marché et à pétrir le pain.... Et voilà ce qu'on appelait alors élever ses filles! » ajoutait dédaigneusement la conférencière '. — Certes, si le
\.The Girl ofthe Future. The Woman's THbune. Washington, janvier 1893.
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portrait que quelques-uns tracent de la femme nouvelle était exact, si les collèges féminins d'Amé- rique, avec leurs hautes études, ne devaient pré- parer, comme on l'assure, que des générations d'intellectuelles , d'avocates , de philosophes , de docteurs et de révoltées, et si, comme le prédisait M. Clarke, les Américains devaient être obligés quelque jour « d'aller chercher des femmes parmi les sauvages ' », dût-on être classé parmi ces esprits à vues étroites qui, sans égard pour les préfé- rences, le bonheur et les droits de la jeune fille, ne voudraient faire d'elle « qu'une bonne ménagère, une épouse complaisante, une mère dévouée et une machine à servir^ », on se prendrait à regretter le temps où la femme n'élait que femme, où son esprit n'était ouvert qu'aux choses du ménage et où les Rousseau et les Bernardin de Saint-Pierre réduisaient son éducation à l'art de plaire et d'être aimée. — Mais, dans ces critiques contre la New Woman, il faut faire la part du mécontentement qu'excite partout un mouvement nouveau, quel qu'il soit; quand les femmes des premiers colons ont cessé de filer la laine, leurs aïeules n'ont-elles pas prédit la paresse et la ruine du foyer, et en Europe ne s'est-il pas trouvé jadis des esprits inquiets pour dénoncer le danger de faire penser
1. Sex in éducation. Op. cit.
2. The Girl of the Future. The Woman's Tribune, art. cité.
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les femmes el môme de leur apprendre à liro? I.os criliques ici sont d'ailleurs en minorité, cl (cux là représentent mieux l'opinion américaine qui reven- diquent pour les jeunes filles, comme une néces- sité, la même culture que les garçons. — L'ancien principe d'après lequel l'éducation des femmes devait être subordonnée à la famille, c'est-à-dire aux désirs de l'homme, leur esprit cultivé en vue de lui plaire et seulement dans la mesure où quelque talent ajouterait à leurs charmes, suppose, disent-ils, que leur avenir est garanti contre les difficultés de l'existence et que toutes trouveront en l'homme un gardien et un protecteur — théorie séduisante assurément; mais il y a longtemps que les femmes ont découvert que ce n'était là « qu'un mot pour les heures de galanterie », et, à moins que la société ne s'engage à pourvoir à leurs besoins, le retour à l'ancienne éducation est désor- mais impossible. Comment, en effet, persuader à la jeune fille que la destinée de la femme est unique- ment dans le mariage, ne la préparer qu'à la vie (lomestique et ne l'élever que pour servir et plaire, quand on ne peut lui dissimuler que pour beaucoup il n'y a ni foyer, ni mari, qu'on n'ignore pas que peut-ôtre il lui faudra pourvoir elle-môme à ses propres besoins et à ceux de sa famille, et qu'on sait les abîmes de misère et de honte où le manque d'une éducation forte, qui lui aurait permis de sub- venir honnêtement aux nécessités de la vie, la fait
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parfois tomber * ? Appelée aux mêmes devoirs que l'homme, ayant les mêmes responsabilités, il faut, dût-elle y perdre de son charme, l'y préparer de la même manière. Mais qu'une éducation solide lui enlève sa grâce et la laisse moins femme, il est permis d'en douter; l'exemple de quelques jeunes filles affectant des allures masculines a pu, il est vrai, le faire craindre, mais ce sont là des faits isolés dont l'exagération que toute innovation pro- voque à ses débuts est seule responsable et qui dis- paraîtront à mesure que la femme sera plus libre
4. « The « chance? » which throws so many women upon their own resources, mainly upon the point of a needle or into the \vash-tub! does, indeed, render it « more difficult every day for, women to mak^ an honorable levelihood ». Diiring ten years', expérience in hospital work among women and children, one sees so often the wolfish eyes of want staring the innocent and helpless in the face, that the con- ventionalilies of life which would debar a woman from preparing herself to face the possibilities of her future, seem as cruel a wrong as the barbàrous practice in the East of- binding a baby-girl's feet to prevent their development. Both cripple forever the activities of a human being with the same right to « life, liberty and happiness » in God's free world, as her brothers, whose « alien tyranny, with its dynastie reason of larger bones, and stronger sinews », crushes her to the ground to die helplessy and hopelessly, or to live by the ruin of her soûl, unless an arm be outstretched to save? Earnest women who hâve heard the bitter cry of sufîering « out of the depths », and who hâve seen the soul-agony of the injured, defenceless and homeless, cannot live for pleasure alone, or dévote themselves to the préservation of « charms » potent to the masculine mind. » {The New Womanhood, by Anna M. Fullerton, M. D. Physician in Charge of the woman's Hospital in Philadelphia. The Times and Register. July, 9, 1892.)
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et son esprit plus cultivé. Ici, en effet, comme le remarquait Beyle, « toutes les premières expériences doivent nécessairement contredire la vérité. Éclairez l'esprit d'une jeune fille, formez son caractère, don- nez-lui enfin une bonne éducation dans le vrai sens du mot : s'apercevant tôt ou tard de sa supériorité sur les autres femmes, elle devient pédante, c'est- à-dire l'être le plus désagréable et le plus dégradé qui existe au monde.... Plantez un jeune arbre au milieu d'une épaisse forêt, privé d'air et de soleil par ses voisins, ses feuilles seront étiolées, il pren- dra une forme élancée et ridicule qui n'est pas celle de la nature. Il faut planter à la fois toute la forêt. » — « Les grâces des femmes ne tiennent pas à l'ignorance », disait-il encore avec raison. « Le désir de plaire met à jamais la pudeur, la délicatesse et toutes les grâces féminines hors de latteinte de toute éducation quelconque. C'est comme si l'on craignait d'apprendre aux rossignols à ne pas chanter au printemps *. »
Tout aussi vaines sont les inquiétudes sur le bonheur et la paix du foyer, compromis, dil-
1. Stendhal, De VAmour^ ch. liv et lv. — Cf. M. FuUer, Woman in the XW^ Century. « Tlie only reason why women ever assume what is more appropriate to men, is because men prevent them from finding out what is fit for them- selves. Were they free, were they wise fiilly to develop their slrength and beanty of woman tliey woiild never wish to be men or manlike. - Cité par Frothingham, Transcendentalism in New England, p. 179, Putnam, New York),
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on, par la Neio Woman. — Ce qui nuit à la vie do- mestique, ce n'est pas la femme qui a reçu une haute culture intellectuelle, mais la femme frivole qui ne voit dans le mariage qu'une assurance contre l'ave- nir et qui, incapable de travail, et ignorant par con- séquent la valeur de l'argent, importune son mari de ses exigences et l'use à satisfaire ses prodigalités ; c'est la femme puérile qui ne peut entrer dans les pensées de l'homme, arrête ses espérances, ses pro- jets les plus hauts par des craintes mesquines et, ne pouvant s'élever jusqu'à lui, l'abaisse graduel- lement à sa médiocrité; c'est la femme ignorante qui, ne trouvant en soi aucune ressource, s'efforce d'échapper à elle-même, coyrt les distractions et ruine sa santé dans les plaisirs mondains. Lorsque le mari rentre épuisé de travaux, que trouve-t-il avec de telles épouses? « Une demeure où, quelle que soit l'élégance, l'atmosphère même est saturée d'ennui; un paquet de nerfs (sa meilleure moitié) est étendue dans la chambre, gémissant sur les tracas du ménage, se reposant des fatigues d'une journée d'emplettes ou se préparant par un somme à passer la nuit en un bal où il ne pourra l'accom- pagner. Peut-elle présider au repas du soir, il est régalé d'exemples de la corruption des enfants et des serviteurs; il n'est pas rare qu'il soit obligé de tenir une petite cour judiciaire pour régler les conflits désagréables qui s'élèvent dans le gouver- nement de la maison, et quand, l'esprit lassé, il
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aspire au repos, les goûts frivoles de sa femme et de ses enfants l'arrachent au sommeil, le forçant à passer de longues heures en conversations insi- gnifiantes avec des indifférents. Est-il surprenant qu'un tel homme se réfugie au Cercle comme en un asile et y trouve quelque distraction à ses ennuis? La femme légère, la femme sans culture, la femme égoïste dont la charité commence et finit au foyer, n'est point celle qui se tiendra près de l'homme comme un « veilleur fidèle,... » — Ce n'est point
1. « The wearied, jaded man of work returns lo his home to find, whal? No temple with an angel enshrined therein! but a dwelling howewer élégant, the very atmosphepe of which breathes dépression; a bundle of nerves (his better half) lies in her bedroom weeping over the petty annoyances afforded by the vicissitudes of household management, or recovering frora the effects o." a day's shopping, or taking a nap prepatory to spending the small hours of the night in the ball-roora, to which he cannot accompany her. Should she be able to préside at the evening meal, he is regaled vvilh accounts of the manner in which total depravity is exem- plified in the actions of servants and children. Not infrc- quently he is obliged to hold a petty court and dispense justice concerning the vexed questions that arise in the family government. His spirit, burdened by the responsa- bilities of business or professional life, chafes as if stun^' by gnals; he speaks but not « with the tongue of angels «, and gloom settles down like a pall over the household; or, on anothcr occasion, when his soûl longs for rest, he is torn from his couch by the butlerfly propensities of wife and children, and made to spend long hours in small talk wilh uncongenial acquaintances. What wonder that such a man Aies to a club for refuge and linds solace for his woes in the attractions there alTorded? The flippant woman, the untrained woman, the selfish woman, whose charity begins and ends at home, is not the bcing who will stand by a
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elle non plus, il importe de le dire, qui pourra resserrer les liens de la famille universellement relâchés. Partout, en effet, sous l'influence des dif- ficultés croissantes de la civilisation et du conflit d'obligations que crée à la femme moderne la néces- sité de sortir du home où son activité se concentrait jadis pour subvenir à ses propres besoins, ou pour remplir quelque rôle social — conflit qui com- mence dès l'école où, tandis que les garçons peu- vent se donner entièrement à leurs cours, les jeunes filles doivent concilier l'étude avec les travaux du ménage, et qui se prolonge souvent toute la vie. — les antiques conditions du foyer sont sapées ; moins certains de l'avenir, déjà trop chargés de respon- sabilités pour accepter volontiers un surcroît de devoirs, l'homme hésite devant le mariage, la femme devant la maternité, et la famille se désagrège au profit de rindividualisme. Sans doute, dans l'âge futur, par un retour à la vie simple, surtout par une évolution économique qui permettra aux femmes — soit on leur donnant le monopole des occupa- tions sédentaires, soit plutôt en transformant les conditions du travail et en ramenant toute activité matérielle à une « éner2:ie directrice ^ » — de se
O'
iiiairs side as « a faithfql \vatcher... » [The Xew Womanhood, A. M. Fullerton. Art. cité.)
1. Voir à ce sujet une étude remarquable de W. T. Harris. Après avoir montré les trois phases de l'évolution du travail — période sauvage, où l'homme, absorbé par la guerre et la chasse, laisse à la femme tous les autres travaux; — période
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décharger des soins de l'intérieur, où elles se con- sument sans profit, sur des personnes qui en auront le goût et en feront exclusivement leur métier, ou sur des machines, et de devenir « producteurs * » comme Thomme, ces conflits prendront fin. Mais, pour que dans la période de transition que nous traversons et celle qui suivra, où la présence con- tinuelle de l'épouse ne sera plus indispensable au foyer, la famille, au lieu de se disperser, évolue dans le sens d'une union plus complète, il faut des femmes d'une large culture, propres aux taches les plus diverses, assez habituées au travail intel-
sociale, où il s'adonne à l'industrie, lui applique les lois de la division du travail et ne laisse aux femmes que les occu- pations domestiques; — période mécanique, où, le travail étant exécuté par des machines, n'exige plus qu'un « simple mouvement » de la main, et, de l'ouvrier, fait un inspecteur, — il ajoute : « While in the division of labor, the féminine organization has spécial adaptations and spécial unfitness for one sphère or an other, on the contrary, in the world of directive actimly the spécial fitness or unfitness arisiiiir from sex is a vanishing élément, and there approaches an idéal wherein a concrète identity of sphères and vocations is to be found. Not that this implics annihilation of nature and sex, but only a complète and thorough subordination of them, jusl as notv it is qui te as féminine as masculine to attend school and learn to read. Sex \\\\\ ahvays rcmain in ils narrow sphère; its modifying tones or tinge will extend inlo several higher sphères; but in science, in religion ami art, the elTccts will be scarcely traceable. » (XIX'" Reporl, art. cité.)
1. ■ Too frequently,'the family has only one producer. The wife is the consumer producing only more consumers. Daughters grow up around a man, « like lilies of the field; Ihey loil not, neither do they spin. • The Givl of the Futurej art. cité.
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ligent pour les concilier toutes, et d'âme assez élevée pour reconstituer la vie conjugale sur une base plus haute que celle de Tintimité maté- rielle — œuvre difficile où la Femme Nouvelle seule réussira. — Certes elle se mariera moins aisément; elle ne cédera pas à la tentation du mariage de convenances, cette « immoralité lé- gale ^ » ; elle hésitera plus qu'elle ne le fait aujour- d'hui à échanger une situation agréable contre un mari médiocre, a fîrst class employment agaimt a ienth-rate husband - », mais la difficulté même de la conquérir, en obligeant l'homme à se perfection- ner et en créant une sorte de sélection au profit des meilleurs, sera non seulement un progrès pour la race, mais une condition de bonheur pour la vie domestique. — Mariée, elle apportera à son époux, avec une santé plus robuste — il a été prouvé, par la statistique ^ que les jeunes filles qui ont reçu une haute culture, mieux instruites des lois de l'hygiène et plus accoutumées au travail régulier, ont une
1. « The practical knowleclge of human nature developed by business or professional life serves them well in tlie choice of husbands, while their pecuniary indepenrtence saves them from grievous temptation to mariages de conve- nances, which, without genuine love and mutual respect, are simply legalized, immoralities. » Factors in Ameincan Civilization, op. cit., p. 217.
2. Ibidem, p. 175.
3. Sixteenth Annual Report of the Massachusetts Bureau of statistics of Labor, p. 528-532. — Cf. Health Slatistics ofwomen Students of Oxford and Cambridge, by Mrs Sidgwick, 1890.
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santé plus forte, — des facultés plus développées qui lui permettront de partager ses préoccupa- tions, de le soutenir de ses conseils, de l'aider, en cas de revers, d'une manière plus efficace que la femme sans culture, capable seulement de beso- gnes serviles à peine rétribuées, d'être toujours pour lui un « gardien aimant, un compagnon d'es- prit dont la présence salutaire lui rappellera silen- cieusement la vie plus haute que celle des intérêts matériels, où son travail journalier l'attache % >> et ainsi, loin de se séparer de son époux, comme on l'a prétendu, la New Woman, en développant libre- ment sa nature, se rapprochera de lui, et cette union parfaite de l'homme et de la femme symbo- lisée dans le mariage, mais jusqu'ici mensongère, sera réalisée * ». — Et quelques Américains me
1. The New Womanhood, A. M. Fnllerton, art. cité.
2. « We are confronting another aspect of the relation betwen man and vvoman. Under a new impulse, derived from woman herself, man is abdicating his external leader- ship, his external control over her. She is becoming self- supporling, self-sustaining, self-reliant. She is learning to Ihink and lo express her thought, to form opinions and to hold to them; in doing this, she is apparently separating herself from man as in the past he has separated himself from her. Really separating herself, some say, but we need not fear. She is simply doing her part, making herself ready for the new and higher relation with man to which both are divinely summoned. The end to be attained, a perfect relation between man and woman, symbolized by, but as yet imperfcctly realized in the divine institution of marriage, involves for its roalization equal freedom for both. • The Divine basia o/ Coopération of men and women. Discours de
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décrivent avec conviction cette vie conjugale de l'avenir où la femme, affranchie du grossier a Evan- gile physiologique », qui seul a longtemps réglé sa destinée, instruite comme l'homme, occupée comme lui à des travaux qui n'exigeront qu'une surveillance et laisseront le loisir des hautes pour- suites intellectuelles *, au lieu d'attrister les réu- nions du foyer de sa lassitude des soucis du mé- nage, l'embellira du charme d'un esprit cultivé, et où tous deux communieront dans l'idéal... Et, dans leur enthousiasme, ils répètent avec Margaret Fuller qu'alors ce sera une époque d'harmonie divine ^ ; ils lui appliquent le mot de saint Paul : « Il n'y aura plus ni Juifs, ni Grecs, ni esclave, ni maître, ni homme, m femme, car tous seront un ^ », et ils
Mrs Lydia Dickinson au Parlement des Religions, 15 sep- tembre 1893.
1. « The ascent from direct manuel labor, through the introduction of machinery is accompanied with such an increase of productivity in labor, as pratically to lift ail individual into easy circumstances, having most of their time for higher pulsuits. » W. T. Harris, art. cité.
2. « We would hâve every arbitrary barrier thrown down. \Ve would hâve every path open to women as freely as to men. Were this donc and a slight temporary fermentation allowed to subside, we believe that the Divine would ascend into nature to a height unknown in the history of past âges, and nature, thus instructed, would regulate the sphères, not only so as to avoid' collision, but to bring forth ravishing harmony. » Margaret Fuller, Woman in the XX'" Century, op. cit.
3. •< There will be neither Jew, nor Greek, neither bond nor free, neither maie nor female, for ye ail are one. And the day is not far ofî. » The Girl of the Future, op. cité.
296 LA SOCIÉTÉ AMERICAINE.
saluent la Neiv Woman des vers de Tonnyson, « le vrai prohète » :
Then cometh the statelier Eden back to men,
Then reigns the world's great bridais, chaste and calm,
Then springs the crowning race of humand kind <....
* * *
Pour oser dire lesquels ont raison de ces voyants, partisans enthousiastes de la Neiv Woman ^ ou de leurs adversaires, il faudrait que le temps prolon- geât rexpérience. Il semble cependant que tous, ceux qui soutiennent la Femme Nouvelle comme ceux qui la combattent, s'égarent dans l'illusion. Souhaiter un retour au passé, prétendre immobi- liser la femme en une antique conception de son rôle quand le monde évolue, ou croire la trans- former par l'éducation et attendre de cet être nou- veau l'entière félicité, n'est-ce pas également espérer des chimères? La jeune Amérique qui, dans sa poursuite impatiente de l'égalité et du bonheur, ne s'inquiète pas des obstacles, paraît trop oublier ici et l'infériorité physique des femmes, et les limites que la nature, moins préoccupée des individus que de la race, en faisant de la maternité non un acci-
i. Voici rËden plus beau qui revient aux hommes, La fête nuptiale arrivant calme et pure, Et des humanités supérieures se lèvent....
{The Princess.)
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dent passager, mais une fonction qui absorbe le meilleur de leur existence, assigne à leurs progrès. — La Femme Nouvelle acceptera-t-elle volontiers ces limites? Et si l'instinct maternel, plus fort que toute éducation, subsiste intact, si, malgré les ten- dances individualistes que les exigences de la vie moderne fortifient en elle, elle reste capable de cette abnégation, de ces sacrifices continus du moi sans lesquels il n'est point de véritable mère, en aura-t-elle la liberté si, comme tout le fait prévoir, les difficultés de demain la forcent à entrer, comme rhomme, dans les luttes de la vie? — Grave pro- blème que toute théorie d'éducation est impuissante à résoudre et gros d'incertitudes... — « A quoi bon le soulever? me disait un Américain : We need not cross a river till ive corne unto it neither climb a moun- ain till we reach it ^ » Et il ajoutait avec cette superbe confiance de jeunesse qui les caractérise : « Si des difficultés surgissent plus tard de la nou- velle éducation de la femme, nous y aviserons. Pour le présent, ce qu'il faut avant tout, c'est la préparer comme l'homme aux responsabilités de l'existence. » — Et ils y réussissent. Avecleurforte culture du caractère et de la volonté, leur instruc- tion orientée vers la connaissance du réel et la sagesse pratique, iis font de leurs enfants, des
1. « Il est inutile de passer la rivière avant d'y arriver, ou de gravir la montagne avant de l'atteindre. »
298 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
jeunes filles aussi bien que des jeunes hommes, des êtres énergiques qui entrent dans la vie munis de fortes croyances morales, armés pour la lutte, ayant foi dans l'action. Il est des éducations plus libérales, plus capables de former des esprits déli- cats : il n'en est pas de plus saine, de plus apte à faire des âmes vigoureuses, ni de mieux appropriée aux besoins de la vie américaine.
CHAPITRE XI
NEW YORK
29 octobre.
Retour à New York. — Est-C6<jn effet du contraste avec le calme des Universités et du monde classique d'où j'arrive, mais, bien que ce soit la troisième fois que j'y séjourne, et que les affiches me sem- blent moins criardes, les Elevated et les cars moins bruyants, l'impression première ne s'efface pas. Je revois Broadway aux foules pressées, les rues aux interminables files de maisons de briques coupées de blocks gigantesques où s'entassent bureaux et marchandises, je visite l'Art Muséum où, très loin, au fond de Central Park, les tableaux des maîtres et les statues antiques exposent leur beauté de couleurs et de formes dans les galeries désertes, et la ville me paraît, comme au premier jour, unique- ment préoccupée d'affaires, — et aussi trop cosmo- polite, trop peuplée d'étrangers, immigrants fraî-
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chôment débarqués, fabricants européens venus pour leur commerce, habitués de Hyde-Park ou du Bois de Boulogne promenant leur flânerie dans celte civilisation laborieuse, étonnés de n'y point retrouver les plaisirs du boulevard, artistes et dilet- tantes en quête de nouvelles sensations, égarés un moment dans ce monde de business et qui tous, après une semaine à New York ou à Washington, n'ayant vu de l'Amérique que les boarding-houses et les chemins de fer, aspirent au retour en Europe, et dont, à titre d'étrangers soi-même, il faut subir les plaintes contre une civilisation qui leur paraît trop rude.
Comparée à celle de l'Ouest, cette vie de l'Est est douce cependant, presque paisible. Toutes les aspérités sont ici atténuées. On ne s'y heurte point à un patriotisme intransigeant; à de jeunes Yankees qui soutenaient que les États-Unis sont la première nation du monde, j'entendais ce matin un New-Yorkais répondre que l'Angleterre a un gouvernement plus libre et des hommes plus vigoureux, la Russie et la Chine des territoires plus vastes, les peuples de l'Europe des armées plus nombreuses, et qu'ils n'avaient la priorité qu'à l'endroit du respect dont ils entourent les femmes. On' ne craint pas d'avouer à l'étranger les défauts du peuple américain, ses limitations, de recon- naître qu'il n'est pas encore à la hauteur de ses destinées et, suivant une comparaison forcément
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mercantile, que the factory as yet, is finer than the cloth, the field richer than the grain ^ — Et avec un patriotisme moins susceptible, on trouve aussi des manières plus douces, une politesse plus déli- cate, un goût plus affiné, et la différence est visible, à ce point qu'aux yeux des Américains même, les hommes de l'Ouest, du Far-West surtout, ne paraissent encore que des enfants incultes. Un Bostonien me parlant de l'Exposition Colombienne me disait : « Il est bon qu'on l'ait faite à Chicago : pour tous ces gens de la Prairie, elle aura été an éducation ». — Mais sous des dehors plus cultivés, le fond du caractère est identique et perce en maints détails. C'est le même amour-prppre local; comme Philadelphie, qui publie en son u Guide » la liste des vingt-cinq innovations ou découvertes wherein she is the first^ chaque ville de l'Est a la prétention d'être la première des Etats-Unis et de représenter leur civilisation. — C'est le même esprit religieux, avec des formes plus sévères, particulièrement à Boston où le repos dominical est observé avec une rigueur puritaine — magasins, restaurants, tout ferme, et dans quelques hôtels, le soir, après sept heures on refuse le service, — où prendre aux repas de la bière ou du vin est jugé, en beaucoup de familles, comme un acte d'intempérance scanda-
1. « La fabrique est jusqu'ici meilleure que le drap, le champ a plus de valeur que la graine. »
302 LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
leuse. — Ce sont encore les mêmes traits de carac- tère anglais, plus fortement marquées que dans l'Ouest. La pieté s'y teinte de plus de mysli< i-mc. dans plusieurs chapelles je vois, comme aux réu- nions de l'Armée du Salut, fidèles et pasteurs, saisis de la trance divine, improviser des chants et des sermons en vers. Dimanche dernier, dans le (loiii- mons, le Parc de Boston, tandis qu'une lady par- lait en plein air en faveur des pauvres, on pouvait voir sous les arbres, comme parfois en certains quartiers de Londres, un jeune ouvrier, un livre de prières à la main, « prêcher Christ », avec cette exaltation froide particulière aux dissidents anglais. — C'est aussi, comme en Angleterre, un contraste entre la richesse et la pauvreté, la haute tenue et la dignité de la vie des uns et le vice des autres, plus sensible que dans l'Ouest, surtout à New York où, dans les rues étroites de la ville basse, les slums et les saloons fourmillants d'uno population d'immigrants misérables, qui se gris( ut de cocktails et de whisky, s'étalent au pied des avenues correctes, aux hôlels somptueux des riches industriels. — C'est enfin les mômes goûts, les mômes tendances et quelque chose de ce caractère positif qui faisait dire à Carlyle en son langage acerbe que l'Amérique n'était qu'une « new Com- mercial England avec le môme esprit incxiin-uihl,'. presque elTrayant, d'effort sans repos dirigé veis l'argent ou les biens qu'il procure, à savoir une table
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de mieux en mieux servie et une gloire puérile de plus en plus bruyante ^.. ». — Et cela suffit pour déplaire à beaucoup d'étrangers , surtout aux hommes de race latine, que leur éducation, autant par ses qualités que par ses défauts, ne prépare nullement à cette civilisation dure et forte. Ils la considèrent avec son aspect affairé, de l'œil dont un Athénien du temps de Périclès, affiné par une culture subtile et par la beauté grecque, devait envisager, en arrivant à Rome, ce peuple de rudes travailleurs, à qui l'Américain ressemble singuliè- rement par l'orgueil national, l'amour de la cité et Tâpreté de l'esprit pratique tourné, non plus à la conquête du monde, mais à ia domination de la matière.
* * *
31 octobre.
— « Vous rappelez- vous le Triumph of Lifel » me disait hier l'un d'eux, comme à quatre heures, au moment où les affaires battaient leur plein, dans
1. « I should rather fancy America mainly a new Commercial England,\vith a fuller pantry, — little more or little less. The same unquenchable, almost frightfully unresting spirit of endeavour, directed (woè is me!) to the making of money or money's worth, namely food finer and finer. and gigmanic renown higher and higher.... » Garlyle to Emerson, Correspon- dence of Thomas Carlyle and Ralph Waldo Emerson, tome I, page 44, Boston, 1888.
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une môlée de foules, de cars et de boys annonçant leurs nouvelles d'un cri aigu, sous la chaleur et la poussière de celte fin de journée d'octobre encore lourde, nous descendions de Broadway vers Brook- lyn; « vous souvient-il de cette vision du poète, un chemin où jamais ne fleurissent les roses, où l'homme lassé jamais n'entend le murmure des sources, et ne sent sur son front le souffle des forêts, des lointains de verdure où s'épanouit le rôve; un chemin morne où des cohues humaines roulent tourmentées et sombres, où le visage de la jeunesse elle-même est creusé de soucis? Regar- dez ce Broadway, avec ses foules fiévreuses et ses rails de fer, et dites si la vision barbare de Shelley n'est pas réalisée?... Quelle civilisation dure que celle de ce monde nouveau ! Partout une activité violente, avec je ne sais quoi d'exaspéré et d'inquiet. Quoid'étonnant d'ailleurs? » continua- l-il, résumant, au bruit des cars qui martelaient ses paroles d'un grincement d'acier , tout ce qu'un séjour de quelques semaines avait amassé en lui de plaintes et de critiques ; « il n'est pas besoin de longues observations ni d'une grande clair- voyance — la lecture des journaux et quelques con- versations suffisent — pour voir qu'entamés au sud par les nègres, à l'ouest par les Chinois, au centre par les Indiens, afl'aiblis par les politiciens, la véna- lité et la corruption inhérentes peut-être aux démo- craties, agités par le mouvement féministe qui,
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non seulement, en obligeant l'homme, chassé de certains métiers, à s'exiler, crée en certains États, comme en Grande-Bretagne, une majorité effrayante de femmes célibataires, mais, en poussant la femme vers la politique , entraîne vers des embarras inconnus ; troublés encore — car ils n'ont pas trouvé plus que nous le secret de mettre l'ouvrier en rela- tion directe avec le travail et de procéder à une juste distribution des bénéfices sans bouleverser les grandes industries et diminuer la production — par des multitudes d'employés qui ne gagnent pas assez pour vivre et font un contraste pénible avec les milliardaires, des armées de « sans-travail » qui, pendant que les champs du Far- West atten- dent le défrichement, s'entassent oisifs dans les slums des grandes villes ; par l'intempérance, qui fait des ravages tels, que, dans la seule année der- nière, on a arrêté cinq cent mille individus pour délits d'ivresse, il n'est pas un des problèmes de l'acoolisme, du paupérisme, de la politique, de l'économie sociale, de l'opposition des races dont nous souffrons en Europe, dont les Américains ne souffrent également. Et à ces dangers communs à toutes les civilisations s'en ajoutent d'autres qui leur sont particuliers. Problème de l'immigration, laquelle ne leur envoie le plus souvent que l'écume des nations européennes, les vaincus de notre vie, qui, à peine arrivés, prennent les défauts de l'Amé- ricain, ambition âpre, insouciance de l'épargne,
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amour sans frein delaliberté, et les exagèrent encore sans acquérir les fortes qualités qui les compensent, et dont beaucoup d'ailleurs sont des éléments inas- similables, ne constituant pour les États-Unis qu'un ferment de révolte. — Problème de l'hygiène ; sous l'influence d'une alimentation défectueuse — repas absorbés trop vite et mal préparés par des servantes incapables, abus des boissons glacées et du thé brûlant, des pains chauds, des pâtisseries et sur- tout des conserves, qui satisfont si bien aux habi- tudes pressées de la vie américaine, que dans le Far- West môme, au milieu des pâturages et des forôts riches en gibier et en bétail, les fermiers se nourrissent de viandes de Chicago et de lait con- densé, — sous l'action du surmenage, d'un besoin morbide de production hâtive, qui fait faire en quel- ques heures ce qui exigerait des jours, et en quel- ques jours ce qui voudrait des années, du manque d'exercice physique presque inévitable en des villes où le temps est si précieux et les distances si lon- gues qu'il faut les parcourir en chemin de fer ou en cars, dont les trépidations, jointes à celles dos ascenseurs aux rapidités vertigineuses, éhr.niK ni le cerveau et les nerfs, les forces de l'Américain s'usent. Plus souvent que chez nous l'homme sombre dans la folie. Il suffît d'ailleurs de lire dans les journaux, les annonces, ces innombrables remèdes contre des maladies étranges et des troubles ner- Tcux inconnus en Europe, de regarder ces femmes
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pales, d'une beauté éphémère, aux cheveux gris prématurément; ces hommes, encore vigoureux sans doute, mais le visage inquiet sous leur calme apparent, les dents réparées d'or, souvent myopes, les yeux affaiblis par les veilles à la lumière élec- trique, et le regard fébrile, prostrés dans leur roc- king-chair, en une détente delà machine nerveuse, obligés parfois d'abandonner tout travail, de vivre pendant des semaines sans communication avec le monde, sans lectures ni pensée, en un besoin absolu de repos, pour comprendre les ravages que cette vie à haute pression exerce sur la santé. — Problèmes du gaspillage qui épuise les richesses naturelles du pays par une exploitation impré- voyante; d'une civilisation trop rapide, d'un besoin orgueilleux de dépasser les autres qui faisait dire à leur président Lincoln : We are making history venj fasi^ et qui souvent, dans leur hâte de progrès, leur fait compromettre par des changements trop brus- ques les biens déjà acquis, et surtout problème du territoire et du manque d'espace: grâce à la prodi- galité avec laquelle le gouvernement a partagé les terres de l'Ouest aux nouveaux arrivants, il lui en reste à peine; le Cherokee Strlp^ ouvert ces jours-ci, après une longue attente, à cent mille aventuriers qui s'y- sont rués, avec la férocité d'êtres luttant pour la vie même, était le dernier des grands territoires cultivables ; le domaine public est distribué presque entièrement, demain il sera
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peuplé; quand ce Far-West, qui est pour les Améri- cains, ce que l'Australie et les Indes sont pour l'An- gleterre, une source de richesses en môme temps qu'un débouché à leur activité, que deviendront-ils avec cet instinct qui les pousse en avant comme l'Anglo-Saxon sur les mers, l'inconnu qui les hante et les attire vers l'ouest, leur besoin de confort et de vie grande et large?
— Ainsi dans le présent et l'avenir mille sujets d'inquiétude, une société agitée de mille problèmes, les siens propres et tous ceux du Vieux Monde, plus âpres qu'ailleurs, car les rouages de la civilisa- tion sont moins doux et, l'indépendance étant plus forte, le heurt des intérêts s'y fait plus violent, voilù ce monde nouveau dont on se plaît quelquefois à opposer la jeunesse à nos décrépitudes! — Et nul moyen d'y échapper, comme en Europe, par le rêve ou les joies sociales et domestiques. La famille? Mais le mariage est ici une association indépendante, sans intimité et souvent sans enfants, et le foyer, transporté de ville en ville, du Massachusetts au Colorado, de l'Indiana en Californie, de boarding- houses en hôtels, n'est qu'un campement pour le repos du soir. La vie sociale? Les hommes, possédés, comme ils l'avouent eux-mêmes, du démon ofunrest\
i. « Repose, without apathy, is almost unknown among us.. TluTcappears... to be a dearth of cohtentment in the social life of a majorily of thosc who, in easy circumstances, occupy dur large ci lies. Most of thèse who can choose their bourly.
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manquent pour elle de loisirs et de tranquillité; pendant que leurs filles vont au bal ou que leur i'emme donne un party, enfermés dans leur Office ou courant à une nouvelle affaire, ils travaillent avec fièvre ; rarement ils consentent à paraître dans les salons; et quelle conversation tenir à des êtres absorbés des prix de revient et de vente, et d'esprit si positif que, selon le reproche qu'un de leurs phi- losophes adressait aux Anglais et qui peut aussi bien s'appliquer à eux-mêmes, they kiss the dust before a fact ^ ; si las d'ailleurs, si vides le soir de force et de pensée, qu'ils laissent aux femmes le soin de les distraire? Que dire à ces jeunes filles d'une science inquiétante, aux audaces d'êtres privilégiés, s'offen- sant du ton, des manières, des regards, des hommes d'Europe, qui jamais ne leur semblent assez respec- tueux ; exigeant d'autant plus d'hommages que les égards outrés qu'on témoigne à la femme leur sem- blent impersonnels et ne les flattent plus, et auprès de qui il faut toujours être en méfiance, tant il leur est facile à l'aide de la loi d'interpréter quelques marques d'admiration ou de sympathie en engage- ments formels et de vous attaquer pour breach of pro- mise'? — Et point de refuge dans l'art ni la nature.
occupations or give themséives up to idleness... are usually amid a turmoil or in a whirl. The démon of unrest domi- nâtes them ». Siegvolk, The Idéal American Lady and other Essays, pp. 136, 266. New^York, 1893.
1. « Ils baisent la poussière devant un fait. » Emerson English tracts. {Ability).
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On parle beaucoup de la beauté des paysages amé- ricains; mais que cite-t-on? Le Parc National de Ycllowstone et le Niagara, la Yosemite Valley ou le Canon du Colorado, vues plus grandioses que belles, aux extrémités des États-Unis, séparées de journées de déserts monotones. La nature est ici trop immense et trop forte : elle provoque la lutte, non l'admiration. — Quant à l'art, qui pourrait y songer en ce monde pratique qui ignore le rêve, où les plus cultivés n'aiment le beau que d'un amour intellectuel, où les autres n'y voient qu'un luxe ou une force utile et, pareils à ces Romains enlevant par orgueil de vainqueurs ses statues à la Grèce pour peupler leurs villas, dépouillent nos musées, nous prenant à force de dollars nos Hobbema et nos Rembrandt, nos Meissonier et nos Corot pour orner des galeries où ils ne vont jamais? Le spectacle de ces villes auxquelles manque la consécration du passé, de ces rues numérotées, emplies de blocks, de fds télégraphiques et de chemins de fer, de ces foules ayant toutes les mômes gestes précis, le nu-inc regard inquiet et fixe, le même masque déncrgic alVairée, ne suffirait-il pas d'ailleurs àétouflcr l'ins- piration? Qu'un artiste vienne ici et son génie périra faute d'atmosphère. Que reste-t-il donc? les busi- ness et rien qu'elles. Ajoutez que la vie est dispen- dieuse, les exigences de luxe et de confort plus grandes qu'en Europe, les fortunes instables et les chutes soudaines : qu'il le veuille ou non, l'Améri-
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cain est acculé aux affaires, condamné à la chasse aux dollars. — Que pour la femme un tel monde ait des agréments, on n'en saurait douter : l'inégalité qui existe en Europe entre l'homme et la femme se retourne ici toute à son avantage : libre, ayant l'accès de toutes les carrières et le loisir des élé- gances de l'esprit, épousée sans dot par un mari qui ne supporterait pas de lui voir faire un travail pénible et se croit obligé de l'entourer de luxe, elle a à la fois les droits d'une égale, les immunités d'une protégée et les privilèges d'un être supérieur. Mais qu'il est faux de prétendre, comme on le fait souvent, que le degré de civilisation d'un peuple se mesure à la situation qtfy occupe la femme! Est-il rien de plus dur que cette société où elle règne en maîtresse? Quelle existence matérielle, égoïste, en dépit des millions qu'on prodigue à la philanthropie — seul moyen de perpétuer son nom en une société démocratique où la gloire des hauts faits est remplacée par celle des grandes fortunes, — platement uniforme et vide malgré son agita- tion! Calculer, travailler, défricher des terres, construire des cités, amasser des dollars, ce n'est qu'une forme primitive de l'existence et inférieure : la vie ne commence qu'eu jour où l'homme, délivré des exigences matérielles, a le loisir du rêve. Les Américains le sentent si bien eux-mêmes qu'après quelques années de cette agitation vulgaire, ils éprouvent un désir de repos, le besoin de la fuir;
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ils parlent, vont en Egypte, au Japon, en Italie, en France, et se laissent si entièrement gagner au prestige de notre civilisation plus délicate, qu'ils s'en éloignent avec peine et en rapportent la nostal- gie sous leur ciel de fer.... » Et, arrivés à l'extrémité de Broadway, il montrait de la main l'horizon, le pont de Brooklyn qui relie New York à l'autre cité, étendant au-dessus de l'East River son réseau de seize cents pieds de métal traversé de voitures, de camions, de foules noires, à droite et à gauche de locomotives courant avec des trépidations sur des rails suspendus entre lesquels on aperçoit les steamers et l'eau remuante, tandis qu'au plus loin de la vue une ligne dure de mâts rayait le ciel d'une barre et que les fumées de Brooklyn et de New York tourbillonnaient grises et lourdes — tableau fidèle, disait-il, de cette civilisation méca- nique où l'âme est étouffée....
Critiques inévitables de la plupart des étrangers, froissés par les brusques dehors de cette société nouvelle, en môme temps que déçus d'y retrouver, au lieu de la vie facile des civilisations jeunes, les problèmes du Vieux Monde. Mais à côté de cette Amérique agitée des grandes villes, enfiévrée d'am- bitions et d'affaires, il en est une autre qu'après un
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séjour de quelques mois on commence seulement à entrevoir, une Amérique paisible où, à l'exception d'un petit nombre de parvenus qui aiment étaler leur fortune dans les capitales de l'Europe, les Américains, en dépit de leur passion voyageuse, reviennent toujours avec joie; des homes intimes où l'épouse est vraiment la compagne de l'homme et où s'est conservé le goût des familles nom- breuses; une société aux réunions affables, animée de jeunes filles simples et naturelles qui montrent franchement leur personnalité, charme ignoré en nos salons où l'on ne connaît que la femme, aux mœurs hospitalières et généreuses, où l'on donne sans arrière-pensée d'orgueil-, les bienfaits demeu- rant anonymes; un monde de travailleurs énergi- ques dont le contact affermit; et, dans une nature qui, parfois trop grandiose, avec son ciel haut, ses montagnes sauvages tour à tour violettes et bleuâ- tres, ses larges fleuves roulant dans la prairie en des lits de verdure, son automne où, loin de s'en- dormir grise comme en Europe, elle se ranime sous la magie de VIndian Summer et, se dépouillant de ce qu'elle avait de végétation trop luxuriante, garde aux arbres des feuilles légères teintées de pourpre et d'or qui font à la campagne des bouquets de printemps, a cependant de réelles beautés — une vie simple et forte.
Vie inquiète, dit-on, troublée d'incertitudes. Les problèmes de la civilisation sont ici, il est vrai, les
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mêmes qu'en Europe; mais combien ils paraissent plus faciles à résoudre en un pays riche * où la vie matérielle est moins dispendieuse — les objets de objets de luxe seuls sont coûteux — et les salaires plus élevés '; où l'on n'est pas enchaîné par la tra- dition, où les forces vives ne sont pas absorbées par des préoccupations de guerre et de défense nationale, où nul ne se fie à l'État comme à une providence pour remédier aux désordres, où chacun a une forte culture civique, où les femmes mêmes s'instruisent de l'économie sociale pour mieux remplir leur tâche de philanthrope, fondent des écoles, des hôpitaux, des asiles, recueillent les abandonnés, cherchent des occupations aux « sans- travail » ' et, suivant le conseil que Lucy Stone leur
1. Veut-on quelques chiffres : Le commerce intérieur des Étals-Unis s'élève en l'année courante à 100 000 millions de tonnes. — Dans l'IUinois, d'après J. Ralph {Our great West), les champs de blé rapportent 75 fr. l'acre, ceux de froment 112 fr. 50, et la Midland country, dont Chicago est le centre, bien que livrée à une exploitation défectueuse qui ne donne pas la moitié de ce qu'elle pourrait produire avec quelques travaux de drainage et des méthodes moins impar- faites, fournit annuellement 28 millions de chevaux, 30 mil- lions de moutons, 50 millions de porcs, 700 millions de boisseaux d'avoine et 2 milliards de boisseaux de blé.
2. A Philadelphie et dans nombre de villes, la moyenne dos salaires s'élève à 11 fr. par jour; un mechanic gagne 100 fr. par semaine et pour 75 fr. par mois a une maison privée, avec six ou huit pièces confortables.
3. A Chicago, au mois de septembre dernier, ce sont deux femmes, Mrs II. et H., qui ont donné du travail à 2000 ouvriers sans ressources. Ce sont elles qui luttent le plus énergiqucment contre l'intempérance, et il y a quelques
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donnait à son lit de mort, s'efforcent de rendre le monde meilleur ; où tous enfin savent réaliser leur vouloir et ont avec un optimisme sain un élan de jeunesse qui triomphe des obstacles! Partout on lutte contre le mal : ici par des lois, des conseils, des sociétés de tempérance, des cours culinaires — dont quelques-uns, il est vrai, sont trop souvent pareils à des manipulations chimiques, mais dont beaucoup aussi, comme celui que je voyais hier en une école pauvre de Brooklyn, où l'on appre- nait aux filles d'ouvriers à préparer un repas sub- stantiel qui dispense d'aller chercher dans le whisky un stimulant dangereux, ont une réelle portée — on combat l'alcoolisme, et, sachant qu'en bien des cas enseignements et conseils restent inefficaces, on en cherche le traitement scientifique dans les inebriaie asylums; là on s'efforce de restreindre l'immi- gration, de rejeter les éléments qui, comme les Chinois, sont inassimilables; ailleurs on relève la condition des Indiens, on instruit les nègres, on lutte contre le paupérisme, l'ignorance, les excès de la démocratie, partout enfin on travaille à affranchir l'homme des servitudes matérielles et à améliorer sa condition morale.
semaines, dans l'Iowa, elles ont fait un appel « à tout chrétien, tout père de famille qui aime son hoîne, tout citoyen attaché aux États-Unis, pour user de l'influence de son vote et des occasions que Dieu lui donne pour maintenir les lois contre Palcool et les saloons»
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Vie sans idéal, dit-on. L'art manque, il est vrai; L'Amérique a eu ses poètes, elle n'a pas encore ses artistes : tous ont les yeux tournés vers les choses d'Europe; aucun ne s'est pénétré de l'âme de sa grande nature et ne l'a fait passer dans les formes de la vie; vue de l'extérieur, celle-ci n'exprime encore que la lutte ; mais il n'est pas de force sans quelque rudesse et c'est méconnaître les lois de la civilisation que de reprocher à une société neuve de n'avoir pas le sentiment exquis de la beauté et cette fleur de l'art qui ne s'épanouissent qu'à la cul- ture des siècles. — D'ailleurs cette lutte môme n'est pas dépourvue d'élévation. Les penseurs améri- cains, philosophes et poètes, ont tous prédit v\ chanté si haut les glorieuses destinées de l'Amé- rique, la représentant comme la terre de dilection de la Providence, montrant le sceptre de la civili- sation passant de la Grèce à Rome, de Rome aux diverses nations de l'Europe, pour venir aux Etats- Unis et leur rester à jamais, les proclamant « le vrai home de l'homme * », l'asile des oppriiiu''<. the imcca of the human race^ the final resting plai ' of reslless humanity *, que tout Américain, même celui qui ne peut participer directement au progrès comme les fondateurs de collèges ou de villes, a conscience, d'une manière vague sans doute, mais
{ . Emerson, The Young American. Miscellanies, 2. Mgr Gil)bon, Discours au Parlement des lieligions.
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réelle, de collaborer à une grande œuvre humani- taire, et tandis que tel bourgeois d'Europe ne songe qu'à s'affranchir du travail et à jouir, ce Yankee enfermé dix heures par jour dans son Office à tracer des plans de chemins de fer, ou courant à la con- quête de r Ouest défricher des forêts et qu'on croit absorbé de pensées mercantiles, rêve obscurément de transformer ses terres encore sauvages en un pays habitable aux générations futures, « de tisser le vêtement de la liberté pour six cents millions d'hommes », et de faire de sa nation « la reine, la conquérante, la maîtresse, l'institutrice des siècles à venir ^ ». — C'est là un idéal qui n'est pas sans grandeur, ni même sans beauté.
* *
1" novembre
Sur le quai d'embarquement. — Dix heures. Le soleil brille malgré novembre, un clair soleil, radieux comme aux jours de l'été. Notre navire, prêt au départ, se balance sous les couleurs amée ricaines. Partout sur les docks c'est un entasse- ment de voitures et de marchandises, un bruit ds cloches, de sifflets, une animation de travailleur-
1. Mgr Ireland, le Progrès humain, Discours au Congrès auxiliaire universel de l'Exposition colombienne, 24 octobre 1892.
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aux mouvements rapides qu'accélèrent encore des Go aheadf Go ahcadf chargeant dans la cale des steamers partant pour le Japon, l'Allemagne, TAn- gleterre, la France, des caisses de conserves, des balles de coton, des sacs de riz, des viandes, des fruits, des blés, pendant que, les voiles déployées dans la lumière, un vaisseau arrive avec des immi- grants, et, avancés à la proue, tous saluent d'un geste confiant cette terre d'indépendance où ils vont commencer une nouvelle vie.
Un dernier coup de sifflet, un dernier Go aheadf l'ancre est levée, nous sortons du grand port du soleil. Déjà la côte recule; New York n'est plus qu'un lointain où seule se détache encore la Statue de la Liberté; et voici qu'à mesure que nous allons vers l'Europe, la lumière se fait moins vive, se voile de teintes agréablement fondues qui se penlcnl l;i- bas en brumes incertaines, tandis que du colc <!(• l'Amérique, elle brille nue, d'un éclat trop intense, mais jeune et rayonnant d'espoir....
Serait-ce l'image des deux civilisations?
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE I
LA TRAVERSÉE
L'Océan. — Silhouettes américaines. — Conversations. . 1 CHAPITRE II
DE NEW YORK A CHICAGO
L'arrivée. — Premières impressions. — Vers Chicago par l'Hudson et le Niagara 13
CHAPITRE III
CHICAGO
La ville. — Les foules. — Les journaux. — Dans le monde 25
CHAPITRE IV
LA PRAIRIE ET LE BASSIN DU LAC SALÉ
La plaine du Mississipi. — Kansaset Denver. — Du Colo- rado à rutah. — Le lac Salé. — Les Mormons et leur passé. — La ville de Sait Lake. — Le Tabernacle et les Croyances. — La société mormonne 49
CHAPITRE V
DE S ALT LAKE CITY A SAN FRANCISCO
Le Far-West et les Indiens. — Portland. — Les servantes américaines. — Sur le Pacifique 77
320 TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE VI
LA CALIFORNIE
La Californie et San Francisco. — Une Université cali- fornienne. — Le long de 4a côte. — Les Chinois 91
CHAPITRE VH
A TRAVERS l'OUEST
Le caflon du Colorado. — Le Pike's Peak. -- L'Améri- cain de l'Ouest 105
CHAPITRE VIII
WASHINGTON
L'Est. — Les nègres. — Conversations. — La femme américaine. — Son indépendance dans les relations domestiques et sociales io5
CHAPITRE IX
PHILADELPHIE
Le travail des femmes. —Des conditions accessibles à la femme aux Etats-Unis. — De son émancipation poli- tique.— Discussions l'tè
CHAPITRE X
BOSTON
Le milieu et les écoles. — L'éducation américaine, son esprit. -— L'éducation dans la famille, l'école et le col- lège.— De l'enseignement mixte et de l'éducation des jeunes filles. — Critiques et résultats. — La femme nouvelle 20S
CHAPITRE XI
NEW YORK
La société de l'Est. — Inconvénients et avantages de la vie américaine. — Ses problèmes. — Le départ 299
Ckialommiera. — Imp. Paul BRODARD. — 723-96.
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